Dilnur Reyhan, la chercheuse devenue porte-voix des Ouïghours
Marie Claire, 04.02.2021
L’article ci-dessous a été publié par Marie Claire, photo LP.
Fenêtre sur ruelle piétonne, mais son cri d’alerte ne s’étouffe pas. Depuis son appartement parisien, Dilnur Reyhan dénonce inlassablement la répression que subissent depuis plusieurs années les Ouïghours, communauté majoritairement musulmane et turcophone, installée depuis des siècles aux confins de l’Asie centrale, et principalement en République autonome du XinJiang, au Nord-Ouest de la Chine.
Cette chercheuse française ouïghoure, enseignante à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), et présidente de l’Institut ouïghour d’Europe (IODE), encourage les rescapés des camps chinois à témoigner, traduit leurs récits de survivants, mène des campagnes d’information et de sensibilisation virales sur les réseaux sociaux aux côtés de l’euro-député Raphaël Glucksmann.
Sur Instagram, par exemple, elle a habillé son compte d’un carré bleu éclatant, couleur de son peuple, le premier octobre dernier, jour de la fête nationale chinoise. Des milliers d’internautes ont montré leur soutien aux Ouïghours en partageant à leur tour l’image turquoise.
Rencontre avec la voix des Ouïghours en France.
Les femmes Ouïghoures en danger
Marie Claire : À quoi ressemble la vie à l’extérieur des camps chinois ?
Dilnur Reyhan : À de la survie. Je n’ai pas envie de parler de « vie », quand les neuf millions de Ouïghours à l’extérieur des camps sont placés sous surveillance extrême. Dès fin 2017, Human Right Watch a décrit cette région comme la zone la plus surveillée au monde. Leur vie privée est tout simplement inexistante.
En quoi consiste la campagne « Devenir une famille », mise en place par les autorités chinoises ?
Depuis 2016, la Chine envoie des cadres du Parti s’installer dans les foyers ouïghours, une à deux semaines par mois. Ils inspectent des familles dont les maris sont détenus en camp ou en prison, mais parfois, aussi, des maisons où les hommes sont encore là. Cela leur sert pour dire : « Ce n’est pas vrai ce que l’on vous raconte. Les hommes sont chez eux, et pas en camp, regardez. »
Le fonctionnaire a pour mission de surveiller la famille ouïghoure, de la noter. Et si la note est mauvaise : direction le camp. Il vient avec une sorte de cahier des charges, de tout ce qu’il doit faire respecter. Interdiction alors pour la famille de parler ouïghour chez elle, d’employer des expressions coutumières religieuses telle que « Dieu merci », de détenir des objets culturels et religieux…
Ces fonctionnaires chinois humilient-ils les femmes à leur propre domicile ?
J’ai traduit le témoignage d’une jeune Ouïghoure qui avait seize ans lorsqu’elle a été violée par le fonctionnaire de 46 ans qui venait inspecter sa maison. Car les femmes n’ont pas le droit de refuser de partager leur lit avec le fonctionnaire s’il le demande. Si elles disent « non », elles sont alors considérées comme « radicales », « terroristes », et toute leur famille risque d’être envoyée en camp.
Le refus de partager son lit avec un fonctionnaire chinois est l’un des 75 signes de radicalisation listés dès 2016 par les autorités chinoises et qui ont servi d’envoyer massivement les Ouïghours en camps de concentration.
Pour montrer qu’ils travaillent bien, de nombreux fonctionnaires postent sur leurs réseaux sociaux des clichés d’eux dans le lit des Ouïghours.
Subissent-elles d’autres humiliations ?
Une autre campagne, dite « de beauté », mise en place dès 2014, vise en particulier les femmes. Une campagne coloniale, paternaliste, sexiste. Des affiches dans la rue indiquent la forme, la couleur, ou la longueur des robes, des jupes et des foulards, autorisées par le régime chinois. Celui-ci impose ses normes de beauté moderne : cheveux courts et pantalons. Or, les Ouïghoures aiment avoir leurs cheveux très longs et porter des longues jupes ou des longues robes colorées.
Emmenées de force se faire couper les cheveux, ces femmes sont aussi parfois attrapées dans la rue par des fonctionnaires qui leur coupent leur robe ou leur jupe. Des photos publiées sur les sites officiels de l’État chinois l’ont prouvé. Pour les hommes, ce sont les barbes qu’ils coupent de force, en pleine rue ou à leur domicile.
Qu’est-ce que la politique de « faux cousins » ?
Une autre campagne qui consiste à ce que chaque famille ouïghoure soit jumelée, de force, avec une famille chinoise. Ces faux cousins imposés doivent venir régulièrement chez vous, puis vous chez eux. Vous devez vous offrir des cadeaux.
Une rescapée a témoigné avoir reçu, avant son arrestation, un faux cousin désigné par les autorités pour sa fille de 11 ans. Il voulait que l’enfant vienne chez lui. Elle a raconté ne pas avoir dormi pendant des mois, angoissée à l’idée qu’il réussisse à l’emmener avec lui après l’école.
Humiliations physiques, viols… Certaines rescapées dénoncent aussi des stérilisations forcées.
La stérilisation est une méthode régulière et systématique dans les camps. Les rescapées ont expliqué avoir été stérilisées à leur insu. Elles se sont rendues compte, quelques temps après avoir subi des injections dans les camps, qu’elles n’avaient plus leurs règles. Une fois hors de Chine – et pas seulement hors des camps – elles ont osé témoigner.
Dans les deux plus grandes préfectures du Sud de la région ouïghoure, où 95% de la population est ouïghoure, la natalité ouïghoure a chuté de 84% entre 2015 et 2018. Ces chiffres officiels chinois prouvent qu’une campagne de stérilisation a aussi été mise en place pour les femmes ouïghoures se trouvant à l’extérieur des camps. Celles-ci sont appelées par la police, qui les convoque à l’hôpital au prétexte d’un bilan médical. Là, elles subiront la stérilisation.
Que font les associations féministes pour soutenir les femmes ouïghoures en danger ?
Rien. Cet été, j’ai publié une tribune dans Le Monde pour dire à quel point leur silence me décevait et me choquait. Depuis, des jeunes féministes dans des collectifs de colleuses, ont collé massivement pour dénoncer la situation des femmes ouïghoures. Merci à elles.
Manque d’hygiène, tortures et condamnations à mort
Que sait-on des conditions de détention dans ces camps ?
Un million de Ouïghours sont enfermés en camps de concentration ou en prison. Les récits des rescapés se ressemblent. Ils décrivent des cellules de 20 mètres carrés pour 40 détenus minimum, et dans lesquelles ils sont enfermés toute la journée.
Les toilettes, sans porte, sont à l’intérieur de la pièce, à la vue de tous. Chaque cellule a une quantité d’eau limitée pour l’ensemble des besoins des détenus. Ils se douchent environ une fois tous les dix jours.
Gülbahar Jalilova [emprisonnée durant 15 mois dans un camp où elle a été torturée et violée, elle témoigne aujourd’hui en France aux côtés de Dilnur Reyhan, ndlr] dit que les Ouïghoures enfermées étaient contraintes de changer de cellule chaque semaine, pour casser le lien de solidarité entre détenues.
Elle raconte aussi avoir prié dans sa tête, chaque jour, pour que les gardes qui tapaient une fois par jour à la porte de sa cellule pour emmener l’une des détenues en interrogatoire, ne prononcent pas son nom. Car interrogatoires signifient torture. Si elle est restée 24 heures sur la chaise de torture, elle sait que certaines femmes en ont passé 72, et sont retournées en cellule totalement déformées. D’autres ne sont jamais revenues.
Une autre fois, Gülbahar Jalilova n’a pas supporté la séance de torture et a perdu connaissance. Elle a été conduite à l’hôpital d’une prison et s’est retrouvée dans une salle d’attente avec d’autres femmes, portant un uniforme orange, alors qu’elle, était habillée d’un uniforme jaune. L’une des femmes vêtues d’orange a été accompagnée à l’extérieur par deux gardes. Une autre détenue, plus au courant car sûrement enfermée depuis plus longtemps, a dit à Jalilova : « On l’emmène pour l’endormir ». Elle lui apprenait ce jour-là que selon leurs uniformes, les détenues étaient condamnées à mort. Et qu' »endormir », était leur nouvelle méthode d’envoyer à la mort.
La diaspora, inquiète et sans nouvelle
Certains membres de votre famille sont-ils internés ?
Mon cousin a été arrêté en janvier 2018, pour avoir fait ses études de commerce en Turquie, et son père, en avril de la même année, pour avoir envoyé son fils étudier là-bas. Complètement naïf, mon cousin voulait rentrer au pays à la fin de ses études. En camp avec son père durant deux ans, il a été condamné en octobre 2020 à 15 ans de prison. La condamnation a été rendue publique, je l’ai appris ainsi. Mon cousin a 24 ans.
Êtes-vous en contact avec vos proches sur place ?
Plus vraiment. Comme 80% à 90% des Ouïghours en diaspora qui n’ont plus de contact avec leur famille. Dès 2017, les Ouïghours ont commencé à couper le lien avec leurs proches hors de la région, en les supprimant de l’application WeChat, le WhatsApp chinois. Ce fut d’abord mes amis. Ils me radiaient sans me donner d’explication. Je ne peux même pas vous expliquer, à quel moment, comment, j’ai perdu contact. Mais vous ressentez la peur à travers l’écran. Les conversations n’étaient plus naturelles, les groupes étaient désertés, mais les alertes des autorités et leurs 75 signes de radicalisation étaient constamment partagés.
Puis ma mère m’a supplié de ne plus lui téléphoner. J’ai cru comprendre qu’à chaque fois que je l’appelais, elle devait se présenter au commissariat et faire un rapport à la police, parce que je suis à l’étranger.
Effrayée, ma sœur m’a elle aussi supprimée de WeChat dès 2017. Grâce à l’aide d’une amie qui utilise l’application, j’ai pu avoir cet été quelques nouvelles. Cette copine lui envoie pour moi « Tout va bien ? » pour qu’elle réponde « Oui, ne vous inquiétez pas, tout va bien ». Simplement ces mots.
Tout est sur écoute, donc les autorités chinoises ont su que j’étais entrée en contact avec elle, et ont forcé ma famille à me joindre – toujours par cette même messagère – pour me réclamer une copie de mes papiers d’identité français. Le lendemain, un policier m’appelait sur mon numéro français, pour me demander quand j’allais rentrer. Le compte WeChat de ma sœur ne s’actualisait plus. Et comme j’avais répondu sèchement aux questions du policier, je me suis inquiétée pour elle. J’ai rappelé l’homme durant une semaine, l’ai menacé de mobiliser toute la France s’il touchait à ma famille. Il a rétorqué : « Ne vous inquiétez pas, ce n’est plus comme avant, les mauvaises choses sont terminées ». Par cette phrase, il admettait l’existence de la répression. Il m’a aussi dit : « J’ai autorisé votre sœur à vous répondre, du moment que vos conversations restent ordinaires. » Mais ma soeur n’ose pas, elle a peur.
La destruction planifiée de l’identité ouïghoure
Que deviennent les enfants des Ouïghours enfermés ?
Nous – chercheurs, militants du droit humain, journalistes qui travaillent sur la question des Ouïghours… – avons eu accès à un nombre important d’informations venant des sites officiels des autorités chinoises, concernant l’endoctrinement et la séparation des enfants. Ces derniers sont placés dans des camps pour enfants, que la Chine appelle « jardin d’enfants ».
500.000 enfants Ouïghours auraient été enlevés et placés dans la préfecture de Katchkar, qui compterait, d’après les chiffres chinois, 18 « jardins d’enfants », en 2017. Nous n’avons aucun chiffre pour les autres villes de la région ouïghoure. Mais ce demi-million montre déjà l’ampleur du phénomène.
Ils surnomment cela des « jardins », mais ces espaces sont barbelés et les jeunes y sont enfermés, gardés par des instructeurs chinois. On efface alors tout de leur culture ouïghoure, on les élève dans la langue et la culture chinoises, en « bon petits chinois » qui deviendront de « parfaits chinois » quand il n’y aura plus de nation ouïghoure.
Est-ce le projet de Pékin, à terme ? L’effacement de l’identité ouïghoure ?
Avec la fuite de trois documents internes, secrets, en 2019, nous avons appris que le projet était planifié depuis longtemps et directement orchestré par Xin Jinping. « N’ayez aucune pitié » envers les Ouïghours, donne-t-il pour instruction, dans ces « Xinjiang papers » [révélés dans le cadre des China Cables, une enquête internationale de l’ICIJ et 17 médias partenaires, ndlr].
La divulgation de ces documents nous a également révélé que l’expression « camp de concentration » était employée dans le langage intérieur, par ces hauts dirigeants. On sait donc aujourd’hui le caractère intentionnel, planifié et concentrationnaire de ce projet. Sa visée : éradiquer les Ouïghoures en tant qu’entité. Il restera des Ouïghours, ceux en diaspora comme moi, mais en tant qu’entité, qu’ethnie, ils auront disparu.
Que pouvons-nous faire en tant que citoyen français pour aider le peuple ouïghour ?
D’abord, s’engager sur les réseaux sociaux, qui sont un pouvoir incroyable pour les citoyens, et il est de notre responsabilité d’utiliser ce pouvoir pour faire réagir les politiques. Puis, envoyer la charte de solidarité avec les Ouïghours – que j’ai rédigée – à vos maires, aux partis politiques aussi, pour qu’ils la signent.
Seulement 10% de la diaspora ouïghoure ose témoigner, tous les autres ont peur que cela mette en danger leur famille sur place. Donc : écouter, partager, diffuser en masse les témoignages rares des rescapés et des autres Ouïghours.
Enfin, boycotter les entreprises incriminées, qui profitent de la mise en esclavage des Ouïghours dans les usines. 83 marques, c’est difficile à contourner, oui, mais on peut prioriser. Les secteurs textiles et de la technologie produits en Chine sont prioritairement à éviter. Je pense aussi à Huawei, qui a déposé un brevet pour une technologie de reconnaissance faciale des Ouïghours. Acheter Huawei, c’est clairement être complice. Et moi, je dis toujours : « Puisque l’on est en vie, on doit lutter ».