EXCLUSIF. Un rapport chinois confirme la volonté de détruire les structures sociales ouïgoures

EXCLUSIF. Un rapport chinois confirme la volonté de détruire les structures sociales ouïgoures

L’OBS, 03.03.2021

L’article ci-dessous a été publié par L’OBS, photo LP.

Ce n’est pas pour rien que ce chercheur allemand aux manières discrètes est aujourd’hui la bête noire du régime chinois. Depuis 2017, soit très vite après le début de la campagne de destruction lancée par les autorités chinoises contre la minorité ouïgoure, il a puissamment contribué à faire connaître au monde ce crime que Pékin voulait garder secret.

C’est grâce à ses travaux que les premières informations concernant les camps d’internement au Xinjiang ont pu être corroborées. En étudiant des documents chinois officiels – appels de marchés publics, budgets municipaux, annonces d’embauche, etc. –, Adrian Zenz a pu démontrer l’échelle gigantesque des constructions de camps, et estimer le nombre de Ouïgours qui y sont enfermés.

C’est aussi grâce à ses travaux que le monde a appris en quoi consistent les méthodes chinoises de « rééducation » ; comment le gouvernement sépare les enfants ouïgours de leurs familles afin de les couper de leurs racines ; comment le pouvoir utilise l’intelligence artificielle pour repérer au sein de la société ouïgoure les éléments « suspects » à interner. Adrian Zenz a révélé les méthodes appliquées depuis 2017 pour réduire par la force le taux de natalité des Ouïgours : stérilisations et avortements forcés, obligation du stérilet… C’est lui encore qui a mis en lumière l’usage massif du travail forcé ouïgour dans la cueillette du coton – le Xinjiang fournit un cinquième du coton produit dans le monde. Son dernier rapport, qui a été publié le 2 mars et qu’il détaille dans une interview à « l’Obs », contient des révélations inédites sur le travail forcé des jeunes ruraux ouïgours.

Deux types de travail forcé

En décembre 2020, le chercheur publiait un premier article consacré au transfert forcé de travailleurs ouïgours, dans lequel il établissait l’existence de deux types de travail forcé au Xinjiang.

– Le premier concerne les détenus des camps de rééducation. Une fois « diplômés », c’est-à-dire jugés « déradicalisés » et aptes à retourner à une vie « normale », ces détenus ne sont pas libérés, ils ne reviennent pas dans leur famille mais sont contraints de travailler dans les usines voisines, parfois contiguës des camps. Ou bien ils sont envoyés, par centaines de milliers, cueillir le coton dans les fermes d’Etat. C’est ce travail forcé-là qui a suscité une vague de dénonciations dans le monde.

– Le second, beaucoup moins connu, concerne potentiellement un segment beaucoup plus important de la population ouïgoure. Il s’agit de ce que les chercheurs chinois appellent « la main-d’œuvre surnuméraire du sud du Xinjiang ». Dans cette région pauvre où les Ouïgours représentent plus de 90 % de la population, vivent en effet un grand nombre de jeunes ruraux sans emploi fixe, qui subsistent de petits boulots saisonniers et de la culture des terres de leur famille. Ce sont eux que le gouvernement chinois « recrute » pour les « former » avant de leur trouver un « emploi » dans les industries chinoises, et d’organiser leur « transfert » vers les usines.

En étudiant ces programmes, Adrian Zenz a découvert que bien qu’il ne s’agisse pas de détenus, ces « recrutements », ces « formations », ces « placements », ces « transferts » ne sont ni libres ni volontaires. Qu’ils constituent un autre type de travail forcé, destiné à enrégimenter toute la jeunesse du sud du Xinjiang.

« Modifier la façon de penser » des jeunes ruraux

C’est à cette population particulière qu’il consacre son dernier article, publié le 2 mars par le think tank américain Jamestown Foundation. Adrian Zenz a donné à « l’Obs », à la BBC, à la « Süddeutsche Zeitung » et au journal canadien « The Globe and Mail » l’exclusivité de son rapport. Le chercheur allemand se fonde sur des documents publics émanant d’organismes chinois officiels. La pièce maîtresse, le « rapport Nankai », date de 2018 et porte le nom de la prestigieuse université de Tianjin à laquelle appartiennent ses auteurs.

Dans son étude, intitulée « Travail forcé et déplacements forcés dans le cadre du programme de transfert de main-d’œuvre interrégional du Xinjiang », Adrian Zenz montre que ces transferts de plus en plus massifs de travailleurs ouïgours ruraux ne répondent pas en priorité à des objectifs économiques. Bien que présentés constamment comme des mesures de « réduction de l’extrême pauvreté », leur but premier est en réalité de réduire la densité de la population ouïgoure dans son berceau historique et de casser les structures familiales et villageoises sur lesquelles se fonde sa cohésion.

Les publications de chercheurs chinois révèlent, selon lui, l’existence d’un plan à long terme visant à « prolétariser » cette jeunesse rurale en l’envoyant travailler de gré ou de force dans les zones industrielles, dans le but de modifier radicalement la structure de la société ouïgoure.

Un autre but de ces mesures est de « modifier la façon de penser » de ces jeunes ruraux, de les sortir de leur « arriération », leur « étroitesse d’esprit », leur respect de la religion. De les rendre plus « modernes », plus « mobiles », plus « productifs », plus attirés par l’argent et les « valeurs matérielles ».

Crime contre l’humanité

Autre visée de ces programmes : au-delà des usines installées dans d’autres régions du Xinjiang, il s’agit d’envoyer un nombre croissant de ces jeunes ouïgours directement vers les régions côtières chinoises et de les pousser à y prendre racine, de façon à les « fondre, amalgamer, assimiler » au sein de la majorité han (chinoise proprement dite).

Pour Adrian Zenz, il s’agit bien de travail forcé, car ces jeunes ruraux n’ont pas le choix. « Refuser l’aide de l’Etat » fait partie de la liste des « 75 signes de radicalisation » qui entraînent une incarcération en camp de rééducation. Ces transferts de main-d’œuvre répondent à la définition du travail forcé de l’Organisation internationale du Travail (OIT).

Ce qui est donc présenté dans les médias chinois comme un généreux programme de « réduction de la pauvreté » n’est en réalité qu’une mesure supplémentaire visant à détruire les structures sociales ouïgoures, leur composition démographique, leurs modes de penser : 1,6 à 1,8 million de jeunes Ouïgours ruraux sont visés par ces dispositions.

Sur la base des nouvelles conclusions présentées dans ce rapport, plusieurs experts en droit pénal international s’accordent à dire qu’il existe des « raisons crédibles de conclure » que le système de transfert de main-d’œuvre du Xinjiang répond à deux des critères définis par le statut de Rome de la Cour pénale internationale pour parler de crime contre l’humanité. Transfert forcé et persécution.