L’industrie du textile écorchée par le scandale ouïghour

L’industrie du textile écorchée par le scandale ouïghour

Le Devoir, 11. Décembre 2020

L’article ci-dessous a été publié dans Le Devoir, Photo: Timothy A. Clary Agence France-Presse.

Depuis plusieurs mois, l’industrie du textile est visée par des allégations de « travail forcé » impliquant la main-d’œuvre ouïghoure, en Chine. Pendant que les États-Unis prennent des mesures pour bloquer les importations chinoises visées par ces allégations, le Canada traîne les pieds, déplore Mehmet Tohti, directeur exécutif de l’organisme Uyghur Rights Advocacy Project.

La semaine dernière, Washington a annoncé une nouvelle restriction contre les importations de coton originaires de la région du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine, où vivent les Ouïghours — une minorité musulmane contre laquelle Pékin mène une politique répressive au nom de la lutte antiterroriste.

Dorénavant, les douanes américaines peuvent saisir les cargaisons contenant du coton provenant de la Xinjiang Production and Construction Corps (XPCC), une décision qui n’est pas sans conséquence pour l’industrie de la mode.

Dans un rapport publié en mars, la Commission exécutive du Congrès américain sur la Chine répertoriait plusieurs entreprises soupçonnées d’avoir des liens avec le travail forcé au Xinjiang, parmi lesquelles figuraient Adidas, Calvin Klein, H&M et Tommy Hilfiger.

Un autre rapport, publié en mars par l’Australian Strategic Policy Institute, révélait que 82 entreprises — y compris de grands noms comme Nike, Zara et Lacoste — bénéficieraient directement ou indirectement de l’utilisation de travailleurs ouïghours grâce « à des programmes abusifs de transfert de main-d’œuvre ».

Les entreprises du textile cherchent désormais à se défaire de la présence présumée de travail forcé dans leur chaîne de production et à déterminer si le coton dans leurs vêtements provient du Xinjiang — un défi de taille.

« Travailleurs forcés » de la mode

La Chine représente environ 20 % de la production mondiale de coton, dont la plus grande partie provient de la région du Xinjiang. « Sur le marché global du textile, c’est près d’un vêtement en coton sur cinq qui est teinté par l’esclavage ouïghour », résume Jewher Ilham, du Worker Rights Consortium à Washington.

Jewher connaît bien la condition des Ouïghours, elle qui est arrivée aux États-Unis en 2013 et qui plaide pour la libération de son père, le professeur Ilham Tohti, condamné à la prison à vie en Chine. « Plusieurs entreprises du textile prennent conscience du problème et posent des actions pour se dissocier du travail forcé des Ouïghours », explique sa collègue, Penelope Kyritsis, directrice de la recherche au Worker Rights Consortium. « Mais toutes ne veulent pas rendre cela public, de peur de représailles de la Chine. »

En septembre, le géant suédois H&M a mis un terme à sa relation « indirecte » avec le producteur chinois Huafu à cause d’accusations de travail forcé impliquant des Ouïghours. Dans son communiqué, le détaillant de mode précise qu’il ne travaillait avec aucune usine de confection dans la région et qu’il ne s’approvisionnera plus en coton du Xinjiang.

Inditex, la maison mère de Zara, aurait elle aussi des liens avec Huafu, selon un rapport du Workers Rights Consortium déposé au début du mois de novembre. L’entreprise avait pourtant assuré le contraire, selon le rapport de l’Australian Strategic Policy Institute.

Ottawa « troublé »

« Pourquoi le Canada n’agit-il pas pour interdire les importations venant du Xinjiang ? se demande Mehmet Tohti. Ça nuit à notre crédibilité à l’international. On ne prend aucune mesure alors que c’est un génocide qui se déroule là-bas dans les camps ouïghours. »

Questionné à ce sujet par Le Devoir, Affaires mondiales Canada se dit « profondément troublé par les informations faisant état de violations des droits de la personne dans le Xinjiang » ainsi que par « les informations sur le transfert massif de Ouïghours et d’autres minorités ethniques du Xinjiang vers des usines à travers la Chine ».

« Nous avons publiquement et systématiquement demandé au gouvernement chinois de mettre fin à la répression des Ouïghours. […] Le Canada s’attend à ce que les entreprises canadiennes actives à l’étranger respectent les droits de l’homme, opèrent légalement et mènent leurs activités de manière responsable », explique-t-on par courriel.

Alors que le Canada se trouve dans une situation particulièrement délicate vis-à-vis de la Chine depuis l’affaire Meng Wanzhou, le gouvernement Trump n’hésite pas à multiplier les missives dans sa guerre commerciale contre ce pays. Aux États-Unis, un projet de loi concernant le travail forcé des Ouïghours (Uyghur Forced Labor Prevention Act) a été déposé au Congrès américain le 11 mars dernier. Approuvé par la Chambre des représentants par une majorité écrasante (406 voix pour, 3 voix contre) le 22 septembre, le projet de loi est désormais en lecture au Sénat.

S’il est adopté, le projet de loi imposerait des normes élevées, interdisant notamment l’importation des marchandises fabriquées « en tout ou en partie » au Xinjiang à moins que les entreprises ne soient en mesure de prouver que leurs produits ne sont pas rattachés à du travail forcé.

Des progrès à faire

Les abus de la fast fashion avaient déjà été révélés au grand jour lors de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 — provoquant la mort de 1127 ouvriers de l’industrie du textile.

Conséquence de la course aux bas prix dans les rayons, les grandes enseignes délocalisent leurs activités à l’étranger, malgré les risques de dérives que cela entraîne. « Au bout du compte, qui est responsable ? » se demande Marie-Ève Faust, directrice de l’École supérieure de mode de l’UQAM. « Beaucoup de consommateurs favorisent l’achat de vêtements à bas prix. Par conséquent, de nombreuses entreprises continuent la production à l’étranger, où les coûts sont moins élevés. »

La professeure note qu’avec la mondialisation, « la chaîne d’approvisionnement est devenue très complexe et les intervenants sont nombreux. Ce n’est pas toujours facile pour les entreprises de savoir si leurs fournisseurs font eux-mêmes de la sous-traitance », souligne-t-elle, tout en insistant sur le fait que les entreprises du textile ont toutefois encore beaucoup d’efforts à faire sur le plan de la transparence.