Mulan : Disney tente de conquérir le marché chinois, mais à quel prix ?
france culture, 04 Décembre 2020
L’article ci-dessous a été publié dans france culture, Photo: Simon Shin / SOPA Images / LightRocket – Getty
Rarement l’empire Disney se sera autant trompé. Le film Mulan, remake du dessin animé, sort en France ce vendredi. Mais les spectateurs ne le trouveront pas sur grand écran. La superproduction de 200 millions de dollars (169 millions d’euros) ne sera diffusée que sur la plateforme Disney , en streaming, pour ses abonnés. Une conséquence de la pandémie, mais aussi une nouvelle stratégie du géant d’Hollywood. Alors que Warner vient d’annoncer qu’il sortira ses films à la fois en streaming et au cinéma l’an prochain.
En Chine, Disney a réussi à sortir Mulan en salles en septembre, mais l’accueil du public a été très froid. Un échec pour ce blockbuster qui voulait conquérir le marché chinois mais qui cumule les polémiques.
Une légende moult fois adaptée
La légende d’Hua Mulan, jeune fille déguisée en homme qui part à la guerre, a déjà été adaptée en Chine plus de dix fois. Les Français la connaissent depuis 1998 et le dessin animé Mulan. Cette année, Disney en fait un film, et poursuit ainsi sur une ligne arrêtée il y a cinq ou six ans : adapter ses succès animés en images réelles. Mulan était très attendu car il a coûté cher et qu’il permet de se concentrer vers un marché prometteur : la Chine, deuxième plus grand marché au monde, qui plus est en plein développement.
« Mulan », le symbole de la crise du Covid-19
L’arrivée du Covid-19 bouscule tous les plans de Disney et plonge le cinéma mondial dans une crise sans précédent. La sortie de Mulan est à l’origine prévue pour mars 2020. Mais la pandémie se déclare, et Disney décide de repousser la diffusion. « La carrière de ce film a été extrêmement chahutée, explique Fabrice Leclerc, journaliste à Paris-Match et ancien de Studio-Ciné-Live. Mulan est quasiment devenu un symbole. C’est _le premier grand film d’Hollywood à avoir subi la fermeture des cinémas._ »
La superproduction finit par sortir en septembre dans une vingtaine de pays. En Chine, l’accueil est mitigé. « Ce n’est pas un grand film, la magie du dessin animé n’opère pas, et il véhicule une vision très occidentale » de la Chine, poursuit le spécialiste. _ »_Mulan version 2020 manque d’inspiration », et le public chinois ne s’y retrouve pas. Dans ce pays, Disney s’attendait à engranger entre 200 et 300 millions de dollars de recettes. Il arrive péniblement à 100 millions.
Succession de polémiques
Si Mulan parvient à finalement sortir et être vu, le film va susciter plusieurs polémiques. Un premier débat éclate autour de la représentation de Mulan. « Selon la légende, note Valérie Niquet, responsable du pôle Asie à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), l’héroïne ne fait pas partie de l’ethnie majoritaire des Han, mais d’une minorité. Il y a des années, le pouvoir chinois a récupéré l’image de Mulan et en a fait une héroïne traditionnelle Han. »
Nier les spécificités de la Chine fait partie de la stratégie des autorités.
Une autre polémique naît autour de Liu Yifei, l’actrice qui joue Mulan. Alors que les manifestations pro-démocratie qui rassemblent des milliers de personnes à Hong Kong depuis plus d’un an sont parfois violemment réprimées par les forces de l’ordre, Liu Yifei affiche son soutien au gouvernement chinois. Elle s’exprime notamment en faveur de la police de Hong Kong. À Taïwan, à Hong Kong, en Thaïlande, les militants pro-démocratie appellent au boycott du film.
Troisième polémique, le lieu de tournage. Disney s’est rendu dans la région de Xinjiang, là où la Chine est accusée de violation des droits de l’homme. Cette région, où vit la minorité musulmane ouïghoure, a longtemps été le théâtre de nombreux attentats. Depuis quelques années, le Xinjiang fait l’objet d’une reprise en main sécuritaire, les autorités enfermant les Ouïghours. Plus de 1 million d’entre eux sont internés dans des camps de « rééducation idéologique ». Des centres de formations, justifie Pékin, pour permettre aux habitants de trouver un travail. L’artiste chinois Badiucao, en exil en Australie, dessine l’héroïne Mulan en gardienne d’un camp d’Ouïghours.
Ce choix de Disney, Dilnur Reyhan en est outrée. Cette Française, d’origine ouïghour et présidente de l’Institution Ouïghours d’Europe, ne comprend pas comment Disney a pu agir avec une telle indifférence. « L’équipe du film a dû emprunter l’autoroute de l’aéroport de Turpan jusqu’au lieu de tournage. Elle est clairement passée devant des camps de concentration. Sur leur chemin, il y en a au moins sept. Il est impossible qu’ils ne les aient pas vus. »
Disney ferme les yeux, fait un tournage à côté de camp de concentration comme si de rien était. De plus, le groupe remercie ces monstres qui enferment et torturent des millions de personnes. C’est absolument scandaleux, inadmissible. C’est de la collaboration. C’est comme si, dans les années 1940, Disney faisait un tournage à côté des camps de concentration et remerciait les nazis.
Des remerciements qui ne passent pas
En effet, à la fin du film, dans la longue liste des remerciements, on trouve les instances du gouvernement chinois, le Parti communiste chinois du Xianjing et la sécurité publique de Turpan. « C’est tout simplement scandaleux, s’insurge Dilnur Reyhan. Le bureau de sécurité de Turpan est responsable de la gestion des camps de concentration. »
Pour Fabrice Leclerc, les remerciements sont inhérents au monde du cinéma. À Hollywood, « l’économique prime sur l’artistique. Il y a une volonté farouche, industrielle de pénétrer le marché chinois. Et pour pénétrer ce marché, s’il faut féliciter le Parti communiste dans les remerciements à la fin du film, c’est un geste que tous les studios américains feront en regard de l’eldorado économique et financier que peut représenter le marché chinois ».
Marie Holzman, spécialiste de la Chine contemporaine et de la dissidence chinoise, confirme : « Xi Jinping a une obsession : le contrôle absolu. Disney a donc dû montrer qu’il était très content, que tout marche bien en Chine et que la collaboration a été heureuse et sans nuage. Ce qui est assez malsain. » Mais pour la sinologue, c’est malheureusement « le drame de l’Occident dans sa relation avec le pouvoir totalitaire. Petit à petit nos valeurs sont érodées. On chante l’efficacité chinoise en oubliant qu’elle est liée à un pouvoir totalitaire absolu. Disney a accepté les règles du jeu. Car pour eux, ce sont potentiellement des dizaines de millions de dollars engrangés dans les cinémas chinois ».
C’est une vieille histoire. On se dit toujours « Si chaque Chinois fume une de mes cigarettes, je suis milliardaire ». Disney est dans cette logique : l’argent est à faire en Chine et pas ailleurs.
Une vision capitaliste que n’accepte pas Dilnur Reyhan. « Dans ce cas-là, on peut justifier toutes les atrocités du monde. Autant dire que la démocratie et les droits humains n’existent pas. Seule la loi du plus fort compte. » C’est pour cela qu’il y a trois mois, une pétition a été initiée par le député LREM Aurélien Taché et lancée par Dilnur Reyhan.
« Pour ne pas que l’Humanité ne meure », le texte réclame l’arrêt de la diffusion de Mulan sur toutes les plateformes. « Toute publicité ou accord de diffusion revient à cautionner ces camps de concentration », estime la jeune femme qui attend toujours les excuses de Disney.
Disney défend son choix
Longtemps resté muet sur le sujet, le groupe américain a fini par réagir en octobre. Sollicité par un député britannique très investi dans la cause ouighour, la firme a répondu dans un courrier signé Sean Bailey, président de la production filmique chez Disney.
« La décision de filmer dans les localités chinoises a été prise par les producteurs dans un souci d’authenticité et n’a pas été dictée par les autorités chinoises, nationales ou locales. Le tournage dans le désert [de Xianjing ndlr] n’a duré que quatre jours – comparé aux 143 jours en Nouvelle-Zélande, ce qui ne correspond qu’à 78 secondes sur les 1h55 du film ».
Le représentant de Disney poursuit en expliquant qu’en Chine, les multinationales ne peuvent pas opérer de façon « indépendante » et qu’il leur faut un partenaire chinois. Dans le cas de Mulan, c’est la société Beijing Shadow Times Culture qui a géré les permis de tournage et la sécurité autour du film. Sur le cas des Ouighours, sans évidemment en parler, Sean Bailey affirme :
Les demandes de permis de tournage ont débuté en 2017. À cette époque, ni le Royaume-Uni ni les États-Unis n’avaient mis les sociétés en garde de risques éventuels, ni mis en place de règles à suivre spécifiques à la région.
Quand aux remerciements ? « C’est une procédure standard dans l’industrie du film » et se défausse sur son partenaire chinois, « c’est Beijing Shadow Times Culture qui nous a fourni une liste de remerciements à inclure dans le générique de Mulan ».
La Chine, un marché difficile à percer
Quel est le prix du ticket d’entrée sur le marché chinois ? Si le cinéma doit fermer les yeux sur le déni de démocratie pour tourner sur place, il y a aussi un enjeu sur la carrière des œuvres. Il est important de nouer un partenariat avec les autorités chinoises pour l’exploitation des films. Car la Chine impose un quota de films étrangers. Un certain nombre d’œuvres américaines ou françaises sont autorisées à sortir en salles tous les ans. Comme Mulan, « si le film est aussi une coproduction avec les Chinois, c’est beaucoup plus simple », explique Fabrice Leclerc.
Si les autorités chinoises verrouillent le marché, le public chinois est pourtant friand de films 100 % étrangers. Selon Valérie Niquet, « le pouvoir affirme que les Chinois aiment les productions chinoises, mais ce n’est pas vrai. Les productions chinoises qui portent des messages politiques ne marchent pas. Les Chinois adorent les films occidentaux. Bien sûr, le marché est assez fermé pour ce qui est des films officiels, mais les gens voient les œuvres piratées. Comme partout dans le monde, les Chinois aiment les bons films ».
Total streaming, une nouvelle stratégie ?
Du fait de la pandémie, des polémiques et au regard du budget consacré à la superproduction Mulan, Disney doit limiter la casse financière. Dans certains pays, le groupe décide d’adopter une nouvelle stratégie : sortir un blockbuster uniquement en ligne et pas en salle, via sa toute nouvelle plateforme Disney . Coup de tonnerre à Hollywood. C’est tout le modèle du l’exploitation du cinéma qui pourrait être en train de changer.
Aux États-Unis, les abonnés à Disney doivent débourser, en plus de leur abonnement, presque 30 dollars pour visionner le film. Inacceptable en France, où les exploitants de salles hurlent leur colère. Ils attendaient Mulan pour sortir la tête de l’eau. Un patron de cinéma de la région parisienne fait même une vidéo où, de rage, il détruit l’affiche du film.
Pour tenter d’apaiser la situation, Disney décide de diffuser Mulan sur sa plateforme en France après tout le monde, le 4 décembre. « La France est un des pays les plus importants en matière de cinéma en Europe, surtout pour Disney, où il réalise d’excellents chiffres. C’est un marché assez essentiel pour le groupe américain, explique Fabrice Leclerc. Disney peut vouloir modérer la colère des exploitants en ne le faisant pas payer en ligne.
Mulan restera une opération déficitaire pour Disney parce que le film n’a pas eu et n’aura pas le même retentissement sur Disney qu’il aurait pu avoir dans une exploitation dans toutes les salles de cinéma dans le monde.
Disney ne devrait donc pas faire de recettes en France avec Mulan. Mais à travers le monde, le géant du dessin animé aura montré que contre des millions de dollars, il était prêt à vendre son âme.