Répression des Ouïgours en Chine: « Rendez-moi ma mère! »

Répression des Ouïgours en Chine: « Rendez-moi ma mère! »

L’Express, 6 February 2019

Par Emile Ton – Comme un million de Ouïgours, Gulbahar Haitiwaji est internée dans un camp depuis deux ans. Sa fille se bat pour la libérer.

Elle avait un mauvais pressentiment, mais sa fille et son mari l’avaient poussé à prendre ses billets d’avion. Après tout, ce voyage en Chine ne devait durer que deux semaines. Elle aurait pu en profiter pour rendre visite à la famille avant de regagner Paris. Un séjour ordinaire, croyait Gulbahar, qui n’imaginait pas un seul instant être arrêtée dès son arrivée à Karamay, dans le nord-ouest de la Chine. Puis qu’elle disparaîtrait des radars, sans que ses proches en soient alertés.

Depuis le 29 janvier 2017, nul ne sait réellement où se trouve cette ressortissante chinoise, résidant en France et en cours de naturalisation. Mais tout porte à croire qu’elle est aujourd’hui enfermée dans un « camp de rééducation » de la province chinoise du Xinjiang, frontalière avec le Kazakhstan et la Mongolie. Son tort : appartenir à la communauté ouïgoure, une ethnie turcophone majoritaire dans cette région autonome de la Chine, massivement persécutée par le régime. Les Nations unies estiment à un million de personnes, sur les douze millions de Ouïgours présents sur place, le nombre de détenus dans ces camps d’internement où la torture est légion, selon plusieurs ONG. Électrocutions, gavages aux médicaments, interrogatoires répétés… Certains n’en ressortiraient que les pieds devant, témoignent des rescapés.

Gulhumar Haitiwaji, la fille de Gulbahar, se démène depuis les premiers mois pour que sa mère ne fasse pas partie du funeste convoi. Elle aurait, selon des membres de la diaspora, été condamnée à sept ans de prison pour « trahison d’État ». Sans qu’aucun document ne vienne confirmer l’information. Par crainte des représailles, Gulhumar a d’abord choisi la discrétion. Mais après deux ans de statu quo, elle a décidé de parler publiquement, quitte à mettre ses proches en danger.

Disparition et communication surveillée

L’histoire de cette disparition commence par un simple coup de fil en novembre 2016. L’ancien chef de sa mère, un ami de la famille, souhaite que Gulbahar, ingénieure à Karamay, vienne en Chine signer ses papiers de retraite anticipée. Pour elle, rien ne presse. En congés illimités depuis 2006, elle veut attendre l’été, mais l’ex-patron insiste. Le 25, elle s’envole donc pour le Xinjiang, d’où la famille est partie dix ans plus tôt. A l’aéroport, elle écrit à sa famille : « Je suis bien arrivée ». Puis disparaît, pour ne resurgir que 24 heures après. A l’issue d’une garde à vue, elle appelle et dispute sa fille: « Ils ont des photos de toi lors d’une manifestation. Qu’est-ce que tu foutais là-bas ? » La question étonne Gulhumar, son aînée restée en France. Cette manif, elle s’en souvient parfaitement. C’était en 2008, à Paris. Elle marchait déjà contre la répression des Ouïgours. Et sa mère le savait. « Mais elle a fait comme si elle n’en avait jamais entendu parler. Là, j’ai compris qu’elle était sous surveillance », glisse la jeune femme, attablée dans une brasserie du XVIe arrondissement parisien. Sa mère Gulbahar écope alors de deux mois de liberté conditionnelle, avec confiscation de son passeport. Un délai à l’issue duquel elle espère regagner la France. Mais le 29 janvier, elle disparaît de nouveau. Cette fois, elle ne refait plus surface.

Au cours de ce printemps 2017, les médias internationaux évoquent pour la première fois la transformation d’écoles en « centres de formation » pour le peuple ouïgour. Dès le mois d’avril, des membres de la diaspora perdent le contact avec leurs proches du Xinjiang. Selon Ryan Barry, porte-parole du Congrès international des Ouïgours (ou WUC, pour World Uyghur Congress), une organisation créée par les exilés, « le gouvernement chinois commençait à détenir des gens dans les camps ».

« Le gouvernement chinois surveille également de près les échanges entre les Ouïgours du Turkestan oriental [autre nom de la région du Xinjiang] et la diaspora, explique Ryan Barry. La Chine a arrêté et puni ceux qui tentaient de communiquer avec leurs proches ou d’envoyer des informations sur ce qui se passe au pays. » Par diverses astuces, Gulhumar réussi pourtant à échanger avec une cousine, via une messagerie numérique. Pour la comprendre, elle doit lire entre les lignes, utilise des périphrases énigmatiques.

« Je les ai entendu dire est : être ouïgour est un crime. »

A-t-elle vu venir la répression ? Quelques signes l’avaient alerté dès 2016. « Sur WeChat [une application de messagerie chinoise], des Ouïgours chantaient les louanges du parti et du président Xi Jinping », se souvient Dilnur Reyhan, chercheuse en sociologie et amie de la famille Haitiwaji. Louche, très louche, d’autant qu’au même moment, sur les réseaux sociaux, les personnalités de la communauté ouïgoure publient des lettres de remerciements envers le pouvoir. La campagne de séduction « Unis comme une famille » débute à cette époque. Près d’un million de fonctionnaires chinois de l’ethnie Han (majoritaire dans le pays) s’invitent alors dans les familles ouïgoures du Xinjiang. Ils mangent, boivent, fument et dorment auprès de leurs compatriotes pendant plusieurs jours. Avant de rédiger un rapport. Selon le site d’informations China File, les Ouïgours sont ainsi évalués. Ceux qui ont eu du mal à « se fondre dans la culture dominante (donc de l’ethnie Han) » sont envoyés dans des « centres de rééducation ». L’enfer sur terre, si l’on en croit les témoignages des rescapés.

En novembre dernier, Mihrigul Tursun, 29 ans, racontait devant un parterre de journalistes à Washington avoir été torturée et maltraitée, après plusieurs arrestations arbitraires. La jeune femme a survécu aux mauvais traitements infligés dans l’un de ces camps d’internement – contrairement à 9 des 60 femmes qui occupaient sa cellule. Et ce, malgré un interrogatoire particulièrement traumatisant : « Les autorités m’ont mis un casque sur la tête et chaque fois que j’étais électrocutée, tout mon corps tremblait violemment. De la mousse blanche est sortie de ma bouche et j’ai commencé à perdre conscience. Leurs derniers mots étaient : ‘être ouïgour est un crime’. »

« Peut-être que je ne la retrouverai jamais »

Jusqu’à présent, seuls des Ouïgours étrangers – notamment issus du Kazakhstan – ont témoigné de ces atrocités. « Aucun Ouïgour de nationalité chinoise n’a pu en faire autant », regrette la sociologue Dilnur Reyhan. Contacté par L’Express, le ministère des Affaires étrangères garantit avoir évoqué la situation de Gulbahar Haitiwaji avec les autorités chinoises « en vue de son retour en France ». Mais précise : « Dans la mesure où elle n’a pas acquis la nationalité française, elle ne peut pas bénéficier de la protection consulaire ».

A force d’appels répétés, Gulhumar a tout de même obtenu du Quai d’Orsay l’ouverture d’un dossier auprès du consulat français en Chine. « La chose est devenue officielle, j’étais contente. A chaque rencontre avec les autorités chinoises, le cas de ma mère devait être évoqué. Mais j’ai des doutes sur l’efficacité de ces échanges… » Seul document délivré par le consulat, une lettre de libération sous caution datant du 9 juin 2017. « Ça ne me dit pas où ma mère est à présent, souffle la jeune femme, à l’origine d’une pétition sur Change.org, déjà signée par 437 000 personnes. J’ai donc écrit à Emmanuel Macron, dans l’espoir d’être orientée vers un autre interlocuteur. Son cabinet m’a redirigé vers le ministère, qui m’a conseillé de contacter… Le consulat. »

Lasse de ces allers-retours incessants entre instances diplomatiques, Gulhumar a choisi de médiatiser l’affaire, dans l’espoir de réveiller la communauté internationale. « Je ne fais pas tout ça que pour ma mère. Peut-être que je la retrouverai dans un fauteuil roulant, peut-être que je ne la retrouverai jamais. Au pire, ils tueront toute ma famille. Mais à ce stade, je ne peux plus rester silencieuse. J’ai besoin de parler. » Et elle n’est pas seule dans ce combat, comme le constate Ryan Barry du WUC. « De nombreux Ouïgours de la diaspora se taisaient, par crainte pour la sécurité de leurs proches. Mais voyant que les membres de leur famille étaient, de toute façon, arrêtés, ils ont rompu le silence. » C’est le cas de Dilnur Reyhan, qui a pourtant la chance d’être toujours en contact avec sa famille, restée au Xinjiang et pas encore touchée par cette vague. « Ce n’est qu’une question de temps. On sait que ça arrivera à l’ensemble de la population. C’est ce qui nous inquiète et on essaie de mobiliser le monde avant que cela arrive à chaque famille. »

Qu’en dit la communauté internationale ?

Malgré les témoignages et les images satellites, les autorités chinoises ont longtemps nié l’existence de ces camps. Avant de concéder la mise en place de « centres de formation » pour donner « des compétences professionnelles » aux Ouïgours, puis de camps pour « lutter contre le terrorisme ». Face à une communauté internationale d’abord peu prompte à réagir, la Chine a poursuivi la répression dans la plus grande discrétion, expulsant même des journalistes de la BBC qui enquêtaient. En août dernier, pour la première fois, les Nations unies ont évoqué les camps. « 13 États les ont explicitement mentionné et 24 autres ont évoqué les questions relatives aux droits de l’homme des Ouïgours », se réjouit Ryan Barry du WUC. Le Quai d’Orsay assure également être mobilisé : « Les autorités françaises suivent avec attention la situation des droits de l’Homme au Xinjiang ». « Nous évoquons régulièrement nos préoccupations directement auprès des autorités chinoises, ainsi que dans le cadre du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies. » De nombreux autres États font néanmoins le choix de la neutralité. « Probablement en raison du pouvoir, de l’argent et des investissements chinois », spécule le porte-parole du WUC.

Rapporte par Emile Ton pour L’Express

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