«Chine, libère mon père» : l’appel d’un Ouïghour réfugié en Belgique

«Chine, libère mon père» : l’appel d’un Ouïghour réfugié en Belgique

Liberation, 24 julliet 2019

Par Arnaud Vaulerin – Citoyen belge, Aiziheer Ainiwaer est sans nouvelle de son père, Ainiwa Niyazi, depuis avril 2018 quand ce dernier a été arrêté «sans raison» comme des centaines de milliers d’autres internés par le régime chinois dans les camps du Xinjiang.

Sur la première photo, en février, il apparaît avec un sourire en coin au-dessus d’une pancarte #MeTooUyghur. Sur le deuxième cliché, le 21 juillet, face à l’objectif, aucune esquisse de joie. Le visage fermé coiffe un tee-shirt blanc où est inscrit «China, free my father» («Chine, libère mon père»). Deux images, une seule exigence maintes fois répétée depuis avril 2018 par Aiziheer Ainiwaer. Depuis cette date, ce jeune Ouïghour, qui vit en Belgique, demande la libération de son père, Ainiwa Niyazi, 57 ans, arrêté par les autorités chinoises au Xinjiang et «transféré dans un camp, sans aucune raison, sans motif invoqué»,raconte-t-il.

En janvier, lors d’une «parodie d’audience judiciaire à laquelle seule ma mère pouvait assister, les juges ont précisé qu’ils devaient poursuivre leurs enquêtes». Depuis, plus rien, plus de nouvelles. Alors, à Anvers où il travaille comme responsable qualité et affaires réglementaires dans le secteur paramédical, le fils a décidé de briser le «secret que le parti communiste veut imposer sur les Ouïghours». Et de participer aux opérations de recherche des disparus, à l’établissement des faits sur les camps et à la mobilisation sur les réseaux sociaux (voir ici la vidéo consacrée à la disparition de son père).

Naturalisé belge à l’automne 2018, il a demandé le soutien des autorités de son nouveau pays d’accueil. Contacté par Libération, le ministère belge des Affaires étrangères n’a pas donné suite à nos demandes d’information.

L’histoire de Ainiwa Niyazi, que Libération n’a pu recouper, apparaît tristement emblématique du sort réservé aux Ouïghours. Elle est une nouvelle illustration de la persécution systématique par le régime de Pékin de millions de personnes de cette minorité turcophone de l’ouest de la Chine. Depuis plus d’un an, la situation de ces Ouïghours s’est particulièrement dégradée avec l’internement de masse d’au moins un million d’entre eux, censés être «rééduqués», «redressés idéologiquement», «transformés par l’apprentissage» quand ils ne sont pas battus, torturés. Comme l’a documenté le chercheur Adrian Zenz, les autorités chinoises se sont lancées dans la construction tous azimuts de camps, de centres, «d’écoles», selon la novlangue des autorités, dans le Xinjiang.

«Très loyal au gouvernement»

Aiziheer Ainiwaer assure que son père est enfermé dans l’un d’eux. Un «centre local de détention», près de Tukson, petite ville dans la province de Turpan (ou Turfan) à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Urumqi, la capitale de la région autonome du Xinjiang. C’est là, aux portes du désert, que Ainiwa Niyazi a travaillé ces trente dernières années. Enseignant de mandarin, puis directeur d’école à Tukson, Ainiwa Niyazi a ensuite été nommé au service éducation de la ville.

«Mon père est membre du Parti communiste depuis trente ans. Mais il n’a jamais été un activiste politique, n’a jamais manifesté. Il n’est pas religieux. Il lui arrive même de boire de l’alcool. C’est vrai qu’il est l’un des leaders de la communauté locale, qu’il s’exprime lors des fêtes, qu’il encourage les Ouïghours quand il y a un match de foot face aux Chinois. Mais cela n’a rien à voir avec la politique. Il a toujours été très loyal au gouvernement. Il m’a même demandé ces dernières années de revenir pour servir le pays, explique Aiziheer Ainiwaer, qui tente d’élucider les raisons de l’emprisonnement de son père. Le Parti communiste doit considérer qu’il a trop d’influence, qu’il est trop connu.»

Comme tant d’autres intellectuels et de leaders, Ainiwa Niyazi a été ciblé car l’arrestation d’un responsable envoie un message d’intimidation et de menace à toute la communauté. Sa famille n’a pas été épargnée. Sa femme, de retour de deux semaines de vacances en Turquie, où elle avait retrouvé son fils en juin 2017, «a été éduquée dans un camp pendant quatre mois», poursuit Aiziheer.

«Pacification» du Tibet

A partir de la fin 2016, et l’arrivée dans le Xinjiang de Chen Quanguo, ancien militaire et nouveau secrétaire général du PCC qui s’était illustré dans la «pacification» enrégimentée du Tibet, les arrestations, les harcèlements et la mise en coupe réglée de toute la région ont atteint un échelon quasi industriel.

Arrivé en Belgique en 2012 pour finir un mastère d’études biomédicales et neurosciences, Aiziheer Ainiwaer a commencé à avoir des difficultés à communiquer avec ses parents à ce moment-là. «Aujourd’hui, si je contacte directement ma mère qui vit à Tukson ou l’un de mes frères, je les mets vraiment en danger. C’est devenu très risqué de leur poser des questions. Je crois, hélas, que mon père a été arrêté aussi parce que je vivais à l’étranger.»

«Ils ont voulu m’effrayer»

Aiziheer Ainiwaer, marié, deux enfants, dit se sentir «en sécurité en Europe, mais il faut être prudent». En janvier, il a désinstallé l’application WeChat (le WhatsApp chinois) de son téléphone car un agent des services de sécurité basé en Chine le traquait depuis deux ans, lui demandant de «travailler» pour lui. En mars 2017, le trentenaire a «risqué de très peu l’incarcération», dit-il. En voyage professionnel à Nankin (est du pays) avec son patron, il a été pris en filature dès sa descente d’avion par les services de police. Arrivé à l’hôtel, il s’est rendu compte que «les policiers avaient pris une chambre à côté de la mienne. Le jour, ils me laissaient travailler, la nuit, ils m’interrogeaient pendant des heures sur mes relations amicales et familiales, mon enfance, les lieux où je me rendais. Ils ont voulu m’effrayer. Si mon boss n’avait pas été là, les flics m’auraient gardé».

Il avait eu le tort de voyager avec son passeport chinois. On ne l’y reprendra plus. Ça ne l’a pas franchement dissuadé de s’exprimer. «Il faut parler, c’est une forme de protection pour les détenus, pour ne pas tomber dans l’oubli.» Les services de sécurité ont retrouvé sa trace sur WhatsApp, mais Aiziheer Ainiwaer a choisi d’ignorer leurs appels.

Par Arnaud Vaulerin pour Liberation

https://www.liberation.fr/planete/2019/07/24/chine-libere-mon-pere-l-appel-d-un-ouighour-refugie-en-belgique_1741630