Chine : un Ouïghour menotté à son lit parvient à filmer et témoigner sur la vie en centre de rééducation

Chine : un Ouïghour menotté à son lit parvient à filmer et témoigner sur la vie en centre de rééducation

11.08.2020, Les Observateurs

L’article ci-dessous a été publié par Les Observateurs.

Sophie Stuber – Filmée discrètement par un ancien top model d’origine ouïghoure, une vidéo prise dans un centre de quarantaine pour malades du Covid-19 montre le traitement réservé à cette minorité musulmane originaire de la province du Xinjiang. Les images, publiées par la BBC le 5 juillet, ont été filmées en mars par Merdan Ghappar, et envoyées à sa famille pour décrire ses conditions de captivité. Pour deux activistes ouïghours, ces images nous en disent plus sur ce qu’il se passe dans les camps de détention d’Ouïghours en Chine.

Dans la vidéo de 4 minutes et demie, Merdan Ghappar montre lentement et en silence la petite salle où il est confiné. Le sol est sale, on aperçoit des barreaux aux fenêtres, un lit, et rien de plus. Ghappar est menotté à son lit. Ses chevilles semblent enflées, et il porte des vêtements sales. On entend également un message audio répété par un haut-parleur en mandarin et ouïghour blâmant les « forces séparatistes » d’encourager la communauté ouïghoure à « croire en un islam uni ».

Dans cette vidéo, filmée courant mars et publiée par la BBC fin juillet 2020, Merdan Ghappar filme ses conditions de détention. Images envoyées par la famille au média britannique.
Merdan Ghappar est un Ouïghour, une communauté musulmane discriminée et persécutée par les autorités chinoises depuis une dizaine d’années. En janvier 2020, les autorités chinoises l’ont arrêté à son domicile dans la ville de Foshan, dans le sud de la Chine, pour le transférer à la station de police de Kucha, dans la province du Xinjiang. Il a été retenu pendant 18 jours dans un centre de détention, puis transféré dans un centre temporaire de gestion de l’épidémie de Covid-19 où il a filmé cette vidéo.Début mars, sa tante a reçu la vidéo via WeChat, avec une série de messages dans laquelle l’homme décrit ses conditions de détention. Il expliquait alors :

J’ai vu 50 à 60 personnes enfermées dans une petite pièce, pas plus de 50 m². Les hommes étaient à droite, les femmes à gauche, chaque groupe enfermé de son côté dans des cages. Tous avaient un sac sur la tête, des menottes et des chaînes aux pieds reliées les unes aux autres. Des cris horribles venaient de là, des femmes comme des hommes. C’était absolument horrible, terrifiant.

Dans ce message, envoyé à sa tante en mars et traduit par le professeur James Millward de l’université de Georgetown, Merdan Ghappar décrit ses conditions de détention. Lire le témoignage complet en anglais ici.

« Ils détiennent ces gens jusqu’à ce qu’ils puissent avoir un contrôle total sur la région »

Alfred Erkin est un activiste ouïghour qui réside aux États-Unis. Son père a été emprisonné à Xinjiang. Pour lui, les messages de Merdan Ghappan sont plus parlants que la vidéo, car ils décrivent les conditions de détention imposées aux prisonniers ouïghours qui, au-delà de leur cruauté, amplifient l’épidémie de Covid-19 :

Selon de nombreux témoignages, il n’y a pas de lits dans ces camps. Il y a douze à trente personnes dans une seule cellule en moyenne. Les prisonniers doivent donc se relayer pour dormir, car il n’y a pas assez d’espace. Il y a aussi des caméras et des écrans de contrôle, donc ils ne peuvent pas parler.

Interrogé sur la vidéo le 5 juillet dernier, Wang Wenbin, un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, a expliqué à Radio Free Asia qu’il n’avait pas connaissance de la situation. Il a ajouté que la situation dans le Xinjiang n’était pas une question religieuse ou ethnique, mais plutôt une stratégie pour combattre la violence, le terrorisme, le séparatisme et la radicalisation.

Mais pour Alfred Erkin, il s’agit avant tout d’une question territoriale :

Ces gens ne sont pas détenus à cause de leurs croyances. Ça n’a vraiment rien à voir avec leur foi. Cela ressemble d’ailleurs à ce qu’il se passe à Hong Kong, ou au Tibet : la région de Xinjiang était une région autonome. Ils détiennent ces gens jusqu’à ce qu’ils puissent avoir un contrôle total sur la région.

Ce fil Twitter a été publié le 9 mars quand Merdan Ghappar a envoyé ses vidéos à sa famille. Cet activiste y relaie son histoire.

« C’est comme un retour en arrière, pendant la Grande Révolution culturelle »

Halmurat Harri Uyghur, un chercheur basé en Finlande et créateur du hashtag #MeTooUyghur, analyse les images transmises par Merdan Ghappar :

La question que je me pose, c’est « Comment a-t-il eu ce téléphone ? » Je ne conteste pas l’authenticité de ce cas, mais à partir du moment où il a été emprisonné dans ce centre de détention en janvier, il y est resté au moins de 30 jours à deux mois. Comment a-t-il pu cacher son téléphone et le charger ? Je ne sais pas. Peut-être que quelqu’un qui travaille pour les autorités chinoises a voulu montrer ce que vivent ces gens et lui a donné son téléphone. Si c’est bien le cas, cela voudrait dire que le régime se sclérose.

Il était menotté à son lit, avec un haut-parleur lui disant que nous, les Ouïghours, nous n’avons jamais été indépendants, et que cette région est une partie de la Chine. C’est comme un retour en arrière, pendant la Grande Révolution culturelle [période entre 1966 et 1976 en Chine pendant laquelle le Parti communiste chinois a notamment purgé de ses rangs les éléments révisionnistes, NDLR]. Ce centre de détention devrait être un endroit où ils prennent soin de la santé des gens, pas un outil politique. C’est effrayant.

Les autorités chinoises continuent de nier les abus contre la communauté ouïghoure et d’autres minorités comme les Huis. Selon elles, ces camps seraient en réalité des programmes de rééducation contre l’extrémisme basés sur le volontariat. Des rapports indépendants suggèrent cependant que ces trois dernières années, les autorités chinoises auraient envoyé au moins 1,8 millions de personnes dans des prisons ou des camps d’internement dans le Xinjiang.

« C’est un jeune homme qui n’était pas trop porté sur la religion »

En août 2018, Merdan Ghappar avait déjà été arrêté pour avoir prétendument vendu du cannabis, il avait été condamné à 16 mois de prison. Selon ses amis, les charges retenues contre lui étaient fausses. Il avait finalement été libéré de prison en novembre 2019.

Merdan Ghappar était pourtant plutôt perçu comme intégré dans la société chinoise : il était devenu mannequin pour la marque de vêtements en ligne Taobao début 2020. Mais, depuis sa disparition, la marque a supprimé toutes les photos où il apparaissait sur son site Internet, et les recherches concernant ce dernier sur Baidu, un moteur de recherche chinois, ne donnent aucun résultat selon Radio Free Asia.

Halmurat Harri Uyghur explique :

J’ai voulu chercher d’autres photos et vidéos de lui qui avaient été postées sur les réseaux sociaux auparavant. Mais je n’ai rien pu retrouver après la publication de l’article de la BBC. J’aurais dû en faire des captures d’écran. Il est clair que ce jeune homme a baigné dans la culture Han majoritaire en Chine, et il parle mandarin très bien. Il vit dans la province du Guangdong, une des plus développées de Chine. Il n’est pas trop porté sur la religion, selon ses parents.

Je ne pense pas qu’il avait besoin de formation professionnelle pour travailler dans une entreprise. Malgré cela, les autorités chinoises ont décidé de le maintenir en détention et de l’envoyer dans ce camp de concentration avant de voir qu’il avait de la fièvre.

La famille de Merdan Ghappar a indiqué ne pas avoir eu de nouvelles de lui depuis ces derniers messages reçus en mars.