Dolkun Isa : « 99% des Ouïghours en exil ont perdu tout contact avec leur famille »

Dolkun Isa : « 99% des Ouïghours en exil ont perdu tout contact avec leur famille »

Parismatch, 23.12.2018,

Kahina Sekkai – Selon des organisations de défense des droits de l’Homme, plus d’un million d’Ouïghours, une minorité turcophone et musulmane chinoise, seraient détenus dans des camps d’internement. Dolkun Isa, président du Congrès mondial des Ouïghours, qui a quitté la Chine en 1994 pour l’Allemagne, revient pour Paris Match sur la situation des Ouïghours, à propos de laquelle très peu d’informations filtrent. Après avoir nié pendant des années, l’administration chinoise a enfin admis avoir emprisonné des milliers d’ouïghours dans des «centres de réinsertion professionnelle», destinés à combattre l’islamisme et le séparatisme selon les autorités chinoises. Que pensez-vous de ces déclarations?

Dolkun Isa. Le Turkestan oriental [le Xinjiang, région autonome du nord-ouest de la Chine, Ndlr] est un pays occupé, comme le Tibet depuis 1949, et a reçu l’autonomie en 1956. Mais nous n’avons pas vu beaucoup de cette autonomie, c’est une fausse autonomie qui n’apporte que davantage de pression et d’oppression sur le peuple. D’après la Constitution chinoise, nous avons beaucoup de droits, comme la langue officielle, mais la langue ouïghoure est interdite à l’école. Nous sommes musulmans et, d’après l’article 36 de la Constitution, nous avons la liberté de croyance, mais aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des persécutions à l’encontre des ouïghours musulmans mais aussi contre les chinois chrétiens, les bouddhistes tibétains… Tous ceux qui ont une croyance religieuse sont persécutés. La politique des autorités chinoises est celle de l’assimilation. En 1949, toute la population chinoise du Turkestan oriental représentait 3 à 4% mais le gouvernement chinoise a essayé de peupler cette zone et, d’après leurs chiffres, plus de 40% de la population est chinoise.
Le gouvernement a fait interdire la langue ouïghoure et la pratique religieuse car ce sont deux des éléments majeurs de l’identité ouïghoure. Si vous perdez votre identité, c’est alors très facile de s’assimiler.

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La situation dans le Xinjiang semble avoir évolué ces dernières années.
Récemment, la situation a changé drastiquement : la politique d’assimilation est mise en place d’une façon très dure. Depuis son arrivée au pouvoir en 2013, Xi Jinping a fait tomber le masque et a mis en place cette politique d’assimilation très dure, que l’on pourrait qualifier de nettoyage ethnique. En 2016, le secrétaire du Parti communiste au Tibet a été nommé au même poste dans le Turkestan oriental. Il a utilisé la force pour réprimer l’opposition au Tibet, ce que les Tibétains ont dénoncé par de nombreuses immolations par le feu. Il a utilisé son expérience au Tibet, et a mis en place le «système» de «camps de rééducation» l’an dernier. Malgré leur nom, ce sont des camps de détention.
En janvier 2018, nous avons estimé à environ 1 million le nombre de personnes enfermées dans ces camps. Chaque jour, des personnes y sont encore envoyées, mais aucune n’en sort. Au début du mois d’octobre, le pouvoir chinois a fait cesser tout train et tout avion qui se dirige vers la région. Les capacités des camps sont peut-être au maximum, ou ils les vident pour faire venir de nouvelles personnes. Ils ont également été sous la pression internationale, qui a demandé à se rendre sur la zone pour mener l’enquête, car la Chine niait.

« Il est impossible de savoir ce qui se passe dans les camps car on ignore même ce qui se passe à l’extérieur »

Quelles sont les dernières informations que vous avez reçues sur ce qui se passe dans ces camps ?
C’est la grande question. Nous n’avons vraiment aucun moyen de recevoir des informations émanant de ces camps. Jusqu’à maintenant, nous n’avons réuni que trois témoins, deux Kazakhs et un Ouïghour. Un des Kazakhs a passé huit mois dans les camps mais il a pu être libéré grâce à l’intervention des autorités kazakhes, puis parler aux médias après avoir fui son pays. L’Ouïghour a passé deux mois dans les camps, à enseigner le chinois, il a pu s’échapper grâce à problème médical puis a fui en Europe mais il n’a pas osé parler aux médias. Nous avons très peu d’informations mais une chose est claire : il y a beaucoup de décès, dont ma mère.
J’avais perdu contact avec ma famille, non seulement à l’intérieur des camps mais à l’extérieur aussi. 99% des Ouïghours qui vivent en exil ont perdu tout contact avec leur famille. Mon dernier contact avec mes proches remonte à avril 2017. Depuis, je n’ai aucune idée de ce qui se passe pour ma famille. En juin dernier, j’ai reçu l’information bouleversante du décès de ma mère. Beaucoup de médias m’ont appelé pour me demander les circonstances de son décès, mais je n’en savais rien. Certains ont eu la confirmation, de leur côté, qu’elle avait été placée en camp un an auparavant, elle avait 78 ans. Elle y est morte en mai, mais je ne l’ai appris qu’un mois plus tard, le 12 juin. Mes frères cadet et aîné sont dans un camp, mais je ne sais pas ce qui est arrivé à mon père de près de 90 ans, s’il est enfermé, en liberté, qui s’occupe de lui… Je n’en ai aucune idée. Il est impossible de savoir ce qui se passe dans les camps car on ignore même ce qui se passe à l’extérieur.

Pensez-vous que la communauté internationale peut mettre une pression suffisante ?
C’est bien sûr utile, peut-être pas avec des conséquences immédiates, mais c’est forcément utile. Pour la première fois, en août, la Commission d’élimination des discriminations raciales a étudié le dossier et un émissaire des Nations unies a été dépêché, la Chine a nié l’existence des camps. Après cela, plusieurs pays durant la session de septembre du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, comme l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, la Finlande, l’Autriche et le Canada ont signé une résolution pour condamner la Chine. Le Parlement européen a par la suite voté une résolution, le 4 octobre, puis la Chine a finalement reconnu en partie, parlant de «centres de vacances». C’est la pression qui les a fait céder.
On ne parle pas de quelques dizaines ou quelques centaines de gens, mais de millions de personnes. Comment, au XXIème siècle, peut-on dissimuler des millions de gens ? La condamnation internationale et l’attention médiatique ont été faibles, ce n’est pas assez. Il faut une pression internationale forte, de la part de l’Union européenne, des Etats-Unis, des puissances mondiales, mais qui se concentrent la plupart du temps sur les échanges économiques avec la Chine, sur l’argent. Vous pouvez faire affaire avec la Chine, mais la Chine dépend également de la technologie occidentale. Il ne faut pas se contenter de condamner, mais il faut aussi prendre des mesures concrètes. C’est la seule façon d’arrêter le gouvernement.

« La valeur humaine est primordiale »

Avez-vous de l’espoir, maintenant que la Chine a commencé à admettre ?
Il est trop tôt pour savoir ce qui va se passer dans le futur. Mais tout dépend de la pression internationale. Après la Seconde guerre mondiale, les dirigeants du monde entier se sont réunis et ont promis que ça n’arriverait plus jamais. Mais ça arrive de nouveau. La loi, la démocratie et le respect des droits de l’Homme sont des principes de base. L’argent et l’économie sont importants aussi, mais la valeur humaine est primordiale. Si on ignore ces trois principes, la société perd toute valeur. Après le massacre de Tienanmen, en 1989, l’Union européenne avait décidé d’un embargo sur les armes vers la Chine.
La Chine dépend encore vraiment de l’Occident. La puissance économique de la Chine est aidée par l’Union européenne, l’Occident, les Etats-Unis. Mais ces pays ont aussi une responsabilité, des obligations. Non seulement envers les Ouïghours, mais aussi les Tibétains, les Chinois. Il y a 20 ans, lorsque la Chine était réprimandée, elle faisait attention. Mais maintenant, avec l’argent et le pouvoir, elle ignore cette pression si elle n’est pas assez forte.