La vie de fugitif des derniers Ouïghours du Caire

La vie de fugitif des derniers Ouïghours du Caire

rfi, 21.09.2017

Les 3 et 4 juillet, des dizaines d’Ouïghours (musulmans de Chine), pour la plupart étudiants à l’université d’al-Azhar, ont été arrêtés au Caire par les forces de police égyptiennes. S’il est impossible d’obtenir un chiffre exact, ils seraient entre 96 et 110 détenus actuellement en Egypte.

Le Caire ne communique pas sur cette vague d’arrestations qui s’est produite dans les cafés, dans la rue, au domicile des étudiants, ou à l’aéroport de la capitale alors que certains tentaient de fuir le pays. Aucune charge ne pèse officiellement sur eux, pourtant les détentions se prolongent depuis un mois. Quelques jours avant ces événements, Le Caire et Pékin ont signé un accord de coopération sécuritaire. Les ONG de défense des droits de l’Homme y voient donc l’ombre de la Chine, qui sous couvert de lutte contre le terrorisme, cherche à étendre la répression contre la minorité musulmane jusqu’en dehors de ses frontières.

Il a fallu deux semaines pour le convaincre de parler. Omar* accepte finalement de nous faire monter dans sa voiture, en bordure de l’une de ces larges autoroutes urbaines qui cisaillent la périphérie du Caire. Son épouse, un voile bleu pâle sur les cheveux, les traits tirés et les yeux las, rejoint ses trois enfants, âgés de 3 à 13 ans, à l’arrière du véhicule. Cette voiture noire, petite berline classique de la classe moyenne, est devenue le nouveau domicile de cette famille. Depuis presque un mois, ils y vivent nuit et jour. « Chaque matin, j’ai encore plus peur que le précédent », soupire Omar qui se dit traqué par les polices égyptienne et chinoise. L’homme, qui cache son regard derrière des lunettes de soleil, refuse de rentrer chez lui de peur d’être arrêté. « Je suis Ouïghour, je suis le seul qui connaît les étudiants et qui garde contact avec eux, c’est pour ça que je me sens menacé », lâche-t-il en jetant régulièrement un œil méfiant dans le rétroviseur. Les mains sur le volant, il raconte en détail les conditions de détention des Chinois qui sont pour la plupart emprisonnés dans le pénitentiaire de Torah, après avoir passé une vingtaine de jours dans un commissariat de police. « Ils ont été giflés et humiliés; au commissariat, on ne leur donnait presque rien à manger ».

Les habitants, majoritairement turcophones et musulmans, de la région ouïghoure située dans le nord-ouest du pays reprochent au pouvoir central de violer leurs droits fondamentaux, de vouloir détruire leur culture, et de les traiter comme des citoyens de seconde zone. Après les arrestations du Caire qui ont eu lieu principalement dans le quartier de Nasr City, et aux aéroports du Caire, d’Alexandrie et d’Hourghada, Human Rights Watch (HRW) a appelé les autorités égyptiennes « à mettre un terme à cette rafle scandaleuse » et à empêcher les expulsions vers la Chine dans un pays où ils risquent « la persécution et la torture ». Le 6 juillet, au moins 12 Ouïghours ont dû rentrer de force en Chine, selon le New York Times.

Le long de la route défilent de gigantesques panneaux publicitaires qui dévorent une partie du désert. L’image de sourires forcés de mères de famille vantant une marque de lessive tranche avec la moue de la fille aînée qui passe la tête entre les sièges pour joindre ses lamentations aux paroles de son père : « C’est très dur, mon petit frère pleure tous les jours, nous passons 20 minutes dans un café et nous devons fuir, repartir dans la voiture, c’est comme ça tous les jours ». Omar a plusieurs raisons d’être inquiet. Au début du mois de juillet, quatre policiers chinois et deux Egyptiens se pointent en bas de son immeuble. C’est son épouse, égyptienne, qui explique calmement aux agents qu’il n’y pas de Chinois dans l’immeuble. Le reste de la famille fuit par une autre sortie. Ils ne remettront plus les pieds chez eux. Une centaine d’autres Ouïghours se cacheraient au Caire avec l’angoisse d’être arrêtés puis détenus. Les quelque 2 800 autres, qui constituaient la communauté avant la vague de répression, ont fui le pays. Plus de 500 ont rejoint la Turquie en laissant tout derrière eux, selon Abdulevi Ayup, un intellectuel ouïghour qui réside en Turquie et qui apporte de l’aide à ces familles.

Les rumeurs d’arrestations courraient depuis des mois

A la fin de l’année 2016, les autorités chinoises ont exigé des étudiants ouïghours, mais aussi des résidents en Egypte et en Turquie, qu’ils rentrent en Chine. Une politique menée sous l’impulsion du nouveau Secrétaire général du parti communiste de la région ouïghoure, que le pouvoir central chinois appelle « région autonome du Xinjiang ». « Chen Quanguo était l’ancien gouverneur du Tibet, détaille Dilnur Reyhan, Ouïghoure et docteure en sociologie à l’INALCO, il est connu pour sa brutalité et son ethnocentrisme. »

S’ils refusent de partir, « ils s’attaquent aux familles restées en Chine », poursuit l’enseignante. « Les victimes des arrestations du Caire sont ceux qui ont refusé de rentrer, ils ne veulent pas rentrer car ils craignent d’être détenus dans des centres de « rééducation » », affirme Reyhan. Pour Omar, il est hors de question de quitter l’Egypte. « J’aime mon pays, jure-t-il, mais il n’y a pas de liberté en Chine, si c’était un pays libre, j’y retournerais. » Depuis quatre mois, il n’a plus aucune nouvelle de son frère et craint qu’il n’ait été arrêté dans son village natal, en guise de représailles.

Selon le chercheur Rémi Castets, directeur du Département d’études chinoises à l’université Bordeaux Montaigne, le PCC essaye depuis de nombreuses années de contrôler les Ouïghours qui ont quitté le pays : « il s’agit pour Pékin d’éradiquer les réseaux ouïghours opérant à l’étranger, qu’ils soient nationalistes ou islamistes. Il faut éviter par ailleurs que des étudiants ou des Ouïghours de nationalité chinoise résidant dans ces pays n’entrent en contact avec ces derniers et ne deviennent des militants eux-mêmes. Cela fait partie de la stratégie du fameux document interne N. 7 du Parti, rédigé par le Comité central en 1996, pour casser la montée en puissance du séparatisme ouïghour ». Aujourd’hui, la mise en œuvre de cette stratégie est peut-être facilitée par la dépendance économique de l’Egypte envers la Chine. En janvier 2016, le président chinois Xi Jinping annonce 14 milliards d’euros d’investissements lors de sa visite dans le pays des Pharaons, alors en pleine crise économique. Sans compter, la collaboration poussée de la Chine dans la construction du projet faramineux de la nouvelle capitale égyptienne, un projet porté par le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi. Ce rapprochement économique a débouché sur la signature, en juin 2017, d’un accord de coopération sécuritaire dans lequel les deux pays expliquent « faire face à inquiétudes communes ».

Les Ouïghours ne sont pas la seule communauté chinoise musulmane du Caire. Si les Huy ne subissent pas la répression des autorités, ils craignent d’être la prochaine cible.

Des détentions en dehors de tout cadre juridique

Omar habite depuis 18 ans au Caire, il est directeur administratif dans un établissement scolaire de la ville, mais la plupart des jeunes hommes qui ont été arrêtés sont étudiants à al-Azhar, ou se préparent les concours d’entrée de la grande institution sunnite. « Pour la Chine, tous les étudiants d’al-Azhar sont des terroristes », déplore le père de famille en secouant la tête. « La plupart ne parlent pas de politique ou d’idéologie, ils veulent devenir imams dans leur village », affirme Abdulevi Ayup. Les ONG égyptiennes ont beaucoup de difficultés à aider une population terrorisée et mutique.

« Ils étaient déjà victimes de persécution en Chine, puis d’une forme de racisme en Egypte, à la suite de ces arrestations, ils ne font plus confiance à personne », raconte Mohamed Nagi, chercheur pour l’ONG égyptienne AFTE (Association pour la liberté de penser et d’expression). Les informations leur parviennent au compte-goutte et ils s’inquiètent d’une femme enceinte de 3 mois, isolée, et retenue à l’aéroport du Caire depuis un mois. Les photos des appartements retournés par la police ont circulé sur les réseaux sociaux où l’on voit également des hommes assis dans un commissariat parlant l’ouïghour. Depuis, un grand nombre d’entre eux ont été transférés à la prison de Torah. « Nous ne savons pas exactement combien sont en prison, l’Etat ne communique pas, ni sur le nombre de personnes arrêtées, ni sur les charges qui pèsent contre elles. Mais selon certains témoignages de prisonniers de Torah que nous connaissons, ils seraient au moins 96 », explique Mohamed Nagi. « Il n’y a aucun cadre juridique, poursuit son collègue Mohab Saed. Sans accusation claire, ces étrangers devraient être libérés au bout de 24 heures selon la loi, mais l’Egypte depuis longtemps ne respecte pas les procédures judiciaires, surtout en ce qui concerne les droits humains. Ces gens ne sont pas défendus par un avocat et ne peuvent pas recevoir de visites. »

Ezzar Gohneim, un avocat en contact avec les étudiants en prison et cité par Mada Masr, affirme que des enquêteurs chinois ont débuté les interrogatoires. « Les questions sont toujours les mêmes : est-ce qu’ils appartiennent à un mouvement séparatiste? Que pensent-ils de la Chine ? Que pensent-ils du Turkestan ? Le Turkestan est un état indépendant ou une province de la Chine ? Toutes les questions tournent autour de ce sujet. »

Le silence d’Al-Azhar

Pourquoi l’Egypte collabore-t-elle avec la Chine, accusée de réprimer la minorité musulmane ? « La répression des Ouïghours n’a jamais été un problème aux yeux des pays arabes », répond Dilnur Reyhan, Ouïghoure et docteure en sociologie à l’INALCO. « Pour ces pays, la Chine est plutôt vue comme un sauveur face à l’Occident », poursuit-elle. Quant à la prestigieuse université al-Azhar, sous tutelle du pouvoir égyptien, c’est silence radio. Aucun responsable n’accepte de répondre à nos questions publiquement, mais l’on confie discrètement un réel malaise. Un proche du cabinet du grand Imam affirme que des tentatives de discussion avec les services de sécurité égyptiens ont été entreprises pour faire libérer les étudiants, sans succès. C’est d’ailleurs au cheikh d’al-Azhar qu’Omar demande d’intervenir. Des témoignages recueillis par Menna El Massry à l’AFTE vont dans le même sens : « Ils viennent ici pour fuir un pays qui maltraite les musulmans, ils voyagent à travers le monde pour venir étudier la théologie. Al-Azhar devrait s’occuper de leur cas, se mobiliser, s’investir, et expliquer la situation, c’est leur rôle en tant qu’institution ». L’université s’est contentée d’un communiqué qui rappelle le droit du gouvernement égyptien de mener des enquêtes contre des ressortissants étrangers.

La menace terroriste ?

« Un des facteurs derrière ces arrestations très larges pourrait être le lien d’une partie de ces étudiants avec certains réseaux salafis, et notamment les réseaux salafis ouïghours basés en Turquie (réseaux anti-Pékin) ou les réseaux du Parti islamique du Turkestan, qui participent au jihad en Syrie ou en Afghanistan », avance le chercheur Remi Castets.

Au mois de mars dernier, le groupe Etat islamique a également publié une vidéo à l’adresse des Chinois musulmans en ouïghour. « Nous n’avons pas de chiffres précis, mais de nombreux combattants ouïghours sont en Syrie. Une partie du contingent a rejoint l’Etat islamique, et les autres sont avec le Parti islamique du Turkestan au Levant, un groupe lié à al-Qaïda, considéré comme le plus radical en Syrie après l’EI », détaille Romain Caillet, chercheur et consultant, auteur du blog jihadologie. « Aujourd’hui, les jihadistes ouïghours sont alliés de fait avec la Chine », tranche Dilnur Reyhan, qui estime que la Chine peut ainsi justifier toute forme de répression contre les militants pacifistes sous l’habit de la lutte contre le terrorisme.

Le militant ouïghour Abdulevi Ayup fait part de son inquiétude quant aux conséquences de la répression menée en Egypte, et d’une possible progression des comportements radicaux dans sa communauté: « Récemment, 500 étudiants sont arrivés en Turquie après avoir fui l’Egypte, ils savent que s’ils retournent au pays, ils seront arrêtés et que leurs parents, déjà détenus en Chine, ne seront pas relâchés. C’est dur de savoir si cette situation peut les radicaliser, mais c’est possible. En Turquie, il y a une frontière avec la Syrie et on sait qu’il y a des Ouïghours qui sont membres de l’Etat islamique. Ils peuvent chercher à les recruter, sachant que ces étudiants n’ont plus rien, plus d’argent, plus d’affaires… ils n’ont pas d’aides humanitaires. »

Selon Romain Caillet, il est effectivement aujourd’hui possible de passer clandestinement la frontière turque vers la Syrie, « surtout pour rejoindre le Parti islamique du Turkestan au Levant, un groupe militairement très fort, dirigé par un émir ouïghour, avec sa propre branche média qui diffusent des revues et des vidéos en ouïghour ».

*Pour des raisons évidentes, son prénom a été modifié.