Les Ouïghours, un peuple sous le rouleau compresseur chinois

La Croix, 22 Avril 2013

« La Chine ne veut aucune religion. Elle ne veut que des athées. En interdisant la pratique de l’islam, les autorités chinoises forcent la société ouïghoure à perdre son éthique et sa morale. Par exemple, en tant que musulmans croyants, nous ne pratiquons pas l’avortement, alors que les autorités chinoises y contraignent au-delà d’un enfant« .

Rebiya Kadeer aurait pu se couler dans le moule chinois. Dynamique, entreprenante, dotée d’une belle personnalité, elle avait été désignée par les autorités parmi les déléguées officielles à la Quatrième conférence mondiale de l’ONU sur les femmes organisées à Pékin en 1995. « Mais j’ai vu ce que subissait mon peuple, les discriminations raciales, les pressions sur notre société« , explique cette arrière grand-mère de 66 ans. « J’aurais pu être milliardaire, mais il m’aurait fallu m’agenouiller pour vivre. J’ai préféré être une personne, un être humain. Et Dieu m’a guidé vers lui« .

Arrêtée en août 1999 à Urumqi, la capitale du « Turkestan oriental », région que Pékin nomme Xinjiang, Rebiya Kadeer a été libérée en mars 2005 sous la pression de la secrétaire d’État américaine de l’époque, Condoleezza Rice. Elle est alors contrainte à l’exil et rejoint les États-Unis où habitent déjà son mari et cinq de ses onze enfants. Elle a aussi 14 petits-enfants, trois aux États-Unis et onze sur sa terre natale, où est né aussi récemment son premier arrière petit-fils. Un de ses fils, Ablikim Abdiriyim, arrêté le 29 mai 2006, y purge une peine de neuf ans de prison. Amnesty international le considère comme un prisonnier d’opinion.

Ces jours-ci, Rebiya Kadeer s’est arrêtée à Paris où le Congrès mondial Ouïgour, qu’elle préside depuis 2006, organise du 20 au 23 avril une Conférence internationale des femmes ouïghoures, avec notamment le soutien d’Amnesty international. Aucun contact officiel avec les autorités françaises n’est prévu, alors que François Hollande se rend en Chine les 25 et 26 avril. Mais elle espère pouvoir ouvrir un jour dans la capitale française un bureau de représentation du Congrès mondial du peuple ouïgour, dont le siège est en Allemagne.

« 90% de musulmans »

« Quatre-vingt-dix pour cent des Ouïgours sont musulmans« , indique Rebiya Kadeer, rencontrée vendredi 19 avril dans un des bureaux du siège parisien d’Amnesty international. Portant des vêtements amples, ses longs cheveux grisonnants encadrant un visage souriant malgré la fatigue, elle est coiffée d’une petite toque en feutre traditionnelle, très colorée, la doppa.

« La régime communiste est athée et ne veut que des athées »

« Le régime communiste chinois est athée », poursuit-elle. « Cela a une influence très négative sur nos pratiques. La Chine ne veut aucune religion sur son sol. Elle ne veut que des athées. Elle criminalise ce qu’elle appelle des activités religieuses illégales. Les pratiquants sont exclus des institutions de l’État, du milieu scolaire. La Constitution reconnait théoriquement la liberté de croyance mais les autorités interdisent toute pratique publique et tentent d’empêcher la transmission« .

« Pendant le ramadan, si un fonctionnaire jeûne, il perd son emploi »

« Sur les mosquées sont indiquées toutes les personnes interdites d’entrée : les fonctionnaires, les jeunes de moins de 18 ans, les étudiants, toute personne liée à l’État« , ajoute Rebiya Kadeer. « Pendant le mois de ramadan, le jeûne en public est interdit. Les institutions de l’État obligent tout le monde à manger. Celui qui est repéré à  jeûner est exclus de son emploi, expulsé de son école. L’enseignement du Coran est interdit. Un enfant de 12 ans a été emprisonné et battu à mort parce qu’il apprenait à réciter des versets ».

« Ceux qui enseignent le Coran sont condamnés à mort »

« Comme la morale est affaiblie par l’idéologie du régime, des parents envoient leurs enfants dans des lieux d’enseignement coranique« , explique-t-elle. « Mais les éducateurs et les enseignants sont condamnés à mort, des enfants sont emprisonnés. La diffusion sur internet aussi est punie par la prison« .

« Pékin est passé d’une politique d’assimilation à une stratégie d’éradication »

« Au début, dans les années 1950, la Chine visait une assimilation douce de la culture ouïghoure« , indique Rebiya Kadeer. « Aujourd’hui, elle est dans une stratégie d’éradication, comme pour le Tibet. Elle lutte avec des moyens violents, des arrestations, des condamnations à mort, des massacres, comme en 2009. Après les événements d’Urumqi, entre 40 et 50 personnes ont condamnées à mort et exécutées. On parle de 40 000 personnes en prison, d’enfants privés de parents et vendus en Chine« .

« Quarante mille caméras vidéos à Urumqi »

« Aujourd’hui, c’est comme si nos villes étaient en état de guerre. Les rues sont remplies de militaires. Les autorités ont dit qu’il y avait 40 000 caméras vidéo à Urumqi. Le mandarin devient la seule langue d’enseignement dans les établissements scolaires alors que notre langue appartient à la famille turcophone. Mais plus il y aura de la répression, plus il y aura de la contestation. On voit ainsi de plus en plus de gens revenir aux vêtements traditionnels ».

« Dans les villes, les traces de nos croyances sont détruites »

« Les autorités ont aussi entrepris la destruction de sites importants pour l’identité ouïghoure, notamment à Kashgar, ville symbole de l’Asie centrale, étape historique de la route de la Soie« , ajoute-t-elle. « Elles invoquent la destruction de maisons anciennes et dangereuses, la modernisation de la ville. Dans toutes les villes, des traces de nos croyances sont détruites. Nous appelons vraiment le monde entier à être vigilant et sensible à cette politique« .

« La Chine tombera avant nous, aucun empire n’est éternel »

« Sauvegarder notre culture est aujourd’hui une de nos priorités« , explique la présidente du Congrès mondial  ouïghour. « Nous collaborons avec des institutions internationales. C’est malheureusement plus facile à faire en exil que dans notre région. C’est donc une des missions de la diaspora (1). Aujourd’hui, les Hans s’attribuent même notre musique, notre cuisine, pour mieux nous effacer. Mais si la Chine revendique 5000 ans d’histoire, nous pouvons remonter encore plus loin. La Chine tombera avant nous. Aucun empire n’est éternel« .

« La radicalisation de Pékin est due à la situation intérieure en Chine »

« À quoi est due la radicalisation de Pékin?« , interroge Rebiya Kadeer. « À la situation intérieure de la Chine. Les hauts fonctionnaires sont extrêmement corrompus. Ils veulent tous protéger leurs propres intérêts. Ils savent que s’ils ne sont plus au pouvoir, ils ne pourront pus faire fortune. Le peuple aussi le sait« .

« Le peuple chinois aussi veut la liberté »
« Or le peuple chinois veut la liberté« , argumente-t-elle. « Ce ne sont pas seulement les Ouïghours ou les Tibétains. Regardez les chrétiens ou les fidèles de Falun Gong. Pour protéger leur dictature, les dirigeants montrent très négativement les Ouïghours et les Tibétains, ils excitent le nationalisme de l’ethnie majoritaire, les Hans, pour semer la haine dans le cœur du peuple chinois« .

« Il faut que l’on travaille pour se sortir de cette situation, et parmi les mobilisations qui s’imposent, il y a celle des femmes. C’est pourquoi nous avons organisé à Paris un congrès mondial des femmes ouïghoures. Celles-ci doivent être très actives pour s’attirer le soutien des mères et des gens du monde entier« , ajoute Rebiya Kadeer.

« Les femmes doivent être au premier plan »

« Un tel congrès serait impossible dans notre région« , assure-t-elle. « Moi, quand j’étais encore là-bas, j’avais créé la Société des mille femmes qui aidait les enfants sans parents, les femmes sans toit ou sans éducation, qui apportait un soutien à la société civile. Après trois mois, elle a été fermée par les autorités. Donc je continue depuis un pays démocratique. Les femmes ont toujours eu un rôle important dans la société ouïghoure. Il faut qu’elle soit au premier plan« .

(1) Selon Rebiya Kadeer, 20 millions de Ouïghours vivent actuellement dans le « Turkestan oriental » – le Xinjiang -, le double du chiffre officiel chinois, 1,5 million dans les pays voisins d’Europe centrale et 40 000 dans les pays occidentaux – Turquie, Europe, Etats-Unis, Australie…

Pour aller plus loin :

– la présentation des Ouïgours par le site Wikipédia  et par l’agence officielle chinoise Chine Nouvelle ;

– le livre de Sylvie Lasserre, spécialiste de l’Asie centrale et du monde turc, Voyage au pays des Ouïghours, paru aux Éditions Cartouche en 2010 et celui d’Emmanuel Lincot, spécialiste de la Chine contemporaine,  Carnets Ouïghours de Chine, paru en 2009 aux Éditions Koutoubia;

– l’article de Wikipédia sur le Congrès mondial ouïghour;

– l’article de Rémi Castets paru en 2003 dans la revue Perspectives chinoises intitulé : « le nationalisme ouïghour au Xinjiang : expressions identitaires et politiques d’une mal-être;

– un reportage à Kashgar de Martine Bulard paru en 2009 sur le site du Monde Diplomatique.

posté par Jean-Christophe Ploquin le 22 avril 2013

http://paris-planete.blogs.la-croix.com/les-ouighours-un-peuple-sous-le-rouleau-compresseur-chinois/2013/04/22/