Minorités en Chine : désirs d’indépendance sous surveillance

Le Monde, 10.07.2013

Est-ce la fin d’un cycle, un nouveau pic de tensions, ou les prémices d’une remise en question ? La prison des peuples chinoise est dans un état de tension maximal. Les politiques du Parti communiste chinois (PCC) vis-à-vis des Tibétains et des Ouïgours, les deux grandes « minorités » dotées d’un fort particularisme religieux, culturel et politique, sont manifestement dans l’impasse. Immolations en série au Tibet, recrudescence de heurts entre population et forces de sécurité au Xinjiang, retour en force du sentiment religieux et identitaire chez les élites et la jeunesse tibétaine et ouïgoure, attachement à une langue en péril (le tibétain et le ouïgour, proche du turc), les signaux sont au rouge pour ces deux peuples dotés d’une autonomie fictive et hautement suspectés par Pékin de désirs d’indépendance.

Malgré les nouvelles libertés que Tibétains et Ouïgours ont conquises dans la Chine « normalisée » de Deng Xiaoping depuis la fin des années 1970, l’empire rouge les a toujours soumis à un régime particulier qui n’a cessé de gagner en efficacité avec la formidable modernisation de l’Etat chinois : il se caractérise par la surveillance et la répression militaro-policière, la colonisation han (l’ethnie chinoise majoritaire), un encadrement castrateur de la religion et un degré d’isolement du reste du monde bien supérieur à celui de la Chine « ouverte » (la région autonome du Tibet, par exemple, exige des étrangers un permis spécial en sus du visa chinois).
Les crises ont été récurrentes au Tibet et au Xinjiang tout au long des trente ans de politique de réformes et d’ouverture en Chine – comme la série de manifestations au Tibet de 1987-1989 et le djihad dans la région de Barin en 1990 au Xinjiang. La dernière crise en date, en 2008-2009, fut marquée par le double choc d’un soulèvement massif dans les régions tibétophones en 2008, et de troubles sanglants qui firent près de 200 morts à Urumqi, capitale du Xinjiang, l’année suivante. Ce cri d’alarme fut stigmatisé par le Parti communiste comme un… cri de guerre.

UNE POLITIQUE DE LA TERREUR

Pékin y répondit dans un premier temps par une politique de la terreur : en dehors des suspects habituels (figures religieuses et participants aux manifestations), les autorités chinoises firent déferler sur une partie de l’élite culturelle tibétaine et ouïgoure, qui avait entrepris de relayer les griefs de la population, une vague de violence politique inouïe depuis la Révolution culturelle. Des centaines d’étudiants, blogueurs, journalistes, chanteurs furent arrêtés, torturés et, pour certains, condamnés à de très longues peines de prison.

Cet avatar chinois du « shock and awe » (choc et stupeur) américain s’accompagna d’une réinjection massive du remède utilisé jusqu’alors contre les séparatismes tibétains et ouïgours, c’est-à-dire une nouvelle dose de surveillance et de développement économique, sous une version plus sophistiquée. « C’est un échec total », juge Wang Lixiong, l’un des rares intellectuels chinois à exprimer une opinion critique vis-à-vis des politiques chinoises au Tibet et au Xinjiang, régions qu’il a explorées et auxquelles il a consacré au fil des années des écrits souvent visionnaires, toujours censurés en Chine. « La politique de base est restée inchangée : cela a toujours été de coupler une aide économique à une offensive sur tous les aspects ethniques, avec des résultats contre-productifs », dit-il au sujet des mesures adoptées en réponse aux événements de 2008-2009.

M. Wang, mari de la poétesse tibétaine dissidente Tsering Woeser, reste pessimiste sur toute évolution de la politique chinoise au Tibet et au Xinjiang : celle-ci est prisonnière d’une très puissante « chaîne d’intérêts » qui tire profit de l’arsenal de mesures antiséparatistes et pro-stabilité. En outre, les « aides » économiques ou investissements dirigés vers les deux régions autonomes ont des effets pervers : ils favorisent largement les Chinois Han ou l’élite politique locale sur laquelle s’appuient les communistes. Enfin, les politiques de relogement systématique de Tibétains, par exemple, qui font l’objet d’un rapport récent publié par l’ONG Human Rights Watch, sont coercitives et génèrent davantage de griefs que de mieux-être.

LA PART BELLE AUX HAN POUR LA COLONISATION

La pierre d’achoppement dans les stratégies chinoises au Xinjiang – et, partant, au Tibet -, c’est « le modèle de modernisation de la région qui est dicté au lieu d’être négocié. Il repose sur un contrôle politique étroit, de nombreuses restrictions liées à des impératifs sécuritaires et fait la part belle aux Chinois han afin de promouvoir la colonisation démographique », estime Rémi Castets, sinologue et spécialiste du Xinjiang à Sciences Po Bordeaux. « Les Ouïgours voudraient une rupture et prendre en main la modernisation de leur région. Pour eux, ce modèle devrait les mettre au coeur du jeu et s’adapter à leurs spécificités et besoins. Ils ne se considèrent pas comme des Han, ils ont une culture, une religion, une perception du monde qui font qu’ils ne peuvent se plier au modèle de modernisation chinois sans renoncer à leur identité », poursuit-il pour expliquer la crise actuelle. « Dans le modèle idéal de certains Ouïgours, les Han seraient des « invités » respectueux de leurs hôtes ouïgours et le gouvernement chinois un partenaire ; un partenaire économique – sur ce plan les efforts du gouvernement chinois sont en partie reconnus, même si les colons en bénéficient trop aux yeux des Ouïgours – et non plus le promoteur dogmatique d’un modèle de modernisation sinisateur s’appuyant sur la contrainte et la peur. »

Le perfectionnement et le renforcement des méthodes de surveillance ont été l’un des faits marquants des années post-2008-2009 au Tibet et au Xinjiang. Dans la région autonome du Tibet, c’est en 2012, révèle Human Rights Watch, que le gouvernement local a annoncé la mise en place d’un système de « quadrillage » (wangge en chinois) sur le modèle de celui qui avait été testé dans les quartiers de Pékin en 2007.

Il s’agit de réinstaurer un niveau de contrôle para-administratif, une sorte de « filet » capable à la fois de récupérer toutes sortes d’informations (par le biais, entre autres, de la télésurveillance, des écoutes et des interceptions électroniques, généralisées en Chine) et de déclencher des réponses adaptées au « maintien de la stabilité », d’abord à Lhassa, la capitale, puis dans les « agglomérations secondaires, les temples et les zones rurales ».

Le système se compose d' »unités de quadrillage », dont le personnel est formé de civils et de cadres, et il fonctionne aussi grâce à tout un réseau de mini-postes de police (Human Rights Watch en dénombrait 676 en juillet 2012), construits dans l’ensemble de la région autonome. L’opération est en partie préventive : les manifestations et la grande majorité des 119 immolations des deux dernières années ont surtout eu lieu dans les zones tibétaines des provinces chinoises du Sichuan, du Gansu et du Qinghai. Tout est fait pour que l’immense région autonome, déjà soumise à un contrôle bien plus sévère, reste stable.

OFFENSIVE CONTRE LES PRATIQUES RELIGIEUSES

Au Xinjiang, le même type de système de quadrillage a conduit à des perquisitions systématiques dans les habitations par des équipes de civils et de policiers auxiliaires dans ce qui a été décrit comme une offensive majeure contre les pratiques religieuses – même en privé. Celle-ci a atteint un tel degré, nous expliquait récemment Alim Seytoff, ouïgour en exil qui dirige l’ONG Uyghur Human Rights Project (UHDP), à Washington, « que les Ouïgours ordinaires ne sont même plus en mesure de savoir ce qui constitue ou non une activité religieuse légale ou illégale ! »

Dans un rapport publié en mai, l’ONG a détaillé cette inquisition permanente contre le port du foulard ou du voile par les femmes, les hommes qui se laissent pousser la barbe, l’enseignement du Coran aux enfants… Ces méthodes jugées trop invasives, comme les fouilles à domicile incessantes et le pouvoir excessif dont disposent ceux qui en sont chargés (très souvent une sorte de milice ouïgoure non professionnelle), sont à l’origine d’un grand nombre des incidents répertoriés ces derniers mois par les médias de la diaspora. Plusieurs d’entre eux se sont soldés par l’assassinat de personnels chargés des perquisitions et par des attaques contre des commissariats. Ils sont systématiquement désignés comme des attentats terroristes par les autorités.

La recrudescence de heurts d’envergure au Xinjiang depuis le mois de mars (21 morts, le 23 avril, dans la région de Kachgar, près de 40 à Tourfan, le 26 juin, et possiblement une vingtaine à Hotan, le 28 juin) a conduit à un déploiement policier et militaire massif à l’occasion du 5 juillet, anniversaire des troubles de 2009, et du début de ramadan le 8. Une nouvelle opération de sécurité a été annoncée le 2 juillet contre la possession de couteaux, d’explosifs et de propagande séparatiste. Les nouvelles règles sont d’une précision déconcertante : elles interdisent désormais les couteaux longs de plus de 22 cm dont la lame dépasse 15 cm, une mesure typique de cet arsenal ubuesque qui permet des arrestations rapides et massives de contrevenants afin d’instiller la peur.

« EXTRÉMISTES, SÉPARATISTES ET TERRORISTES »

Cette démonstration de force illustre pour les Ouïgours une vérité cruelle : la préoccupation des autorités chinoises est avant tout de répondre aux angoisses sécuritaires des Han, ceux du Xinjiang, mais aussi du reste de la Chine (les Han constituent 40 % de la population du Xinjiang et 93 % de la population chinoise), auprès desquels les Ouïgours n’ont cessé d’être décrits comme de dangereux « extrémistes, séparatistes et terroristes » – les trois qualificatifs utilisés à l’envi par la propagande. « C’est un show pour l’opinion publique chinoise : le PCC tire une partie de sa légitimité de sa capacité à maintenir l’intégrité du territoire chinois, il y a donc une dimension nationaliste très importante dans le maintien de la stabilité au Xinjiang. Les troubles de 2009 ont ainsi été dénoncés comme instigués par des forces hostiles étrangères. Et puis, pour Pékin, ce serait un drame que les Chinois han quittent le Xinjiang : cela remettrait en question la stratégie adoptée d’accroître massivement la présence chinoise », estime Rémi Castets.

Au Tibet, le bilan n’est pas plus encourageant : à l’exception de quelques dissidents et intellectuels, les quelque 120 immolations qui ont eu lieu depuis 2009 ne sont pas parvenues à émouvoir les Chinois. « Même chez les intellectuels chinois, il y a un grand manque de maturité », nous dit l’écrivaine et ancienne prisonnière d’opinion Zhang Yihe. « Ils comprennent tout à fait qu’une personne soit indépendante. Mais qu’une minorité ethnique veuille l’être, ça leur est totalement incompréhensible ! »

http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/07/09/chine-des-minorites-sous-surveillance_3444923_3216.html