Mouvement de soutien aux Ouïghours : « Les jeunes sont avides d’engagement »

Mouvement de soutien aux Ouïghours : « Les jeunes sont avides d’engagement »

France Culture, 09.08.2020

L’article ci-dessous a été publié par France Culture.

 Margot Delpierre – Entretien |Le député européen Raphaël Glucksmann interpelle, avec l’aide des internautes, des marques accusées de bénéficier du travail forcé des Ouïghours en Chine. Il se félicite de la création d’un « mouvement d’opinion », né en grande partie grâce aux réseaux sociaux.

Au début de l’année, l’organisation australienne Aspi a identifié 83 marques internationales qui, selon elle, sont liées au travail forcé des Ouïghours. Cette communauté turcophone et musulmane du nord-ouest de la Chine, dans la province du Xinjiang, subit une politique de répression mise en place par Pékin depuis plusieurs années. De Nike à Apple en passant par Lacoste, de nombreuses marques seraient donc concernées.

À la suite de ce rapport australien, le député européen Raphaël Glucksmann, qui siège au sein du groupe socialiste, a décidé de lancer une campagne pour interpeller les entreprises avec l’aide des internautes. Depuis, il a reçu plusieurs réponses. Lacoste s’est par exemple engagé à cesser toute activité avec des fournisseurs et sous-traitants chinois impliqués dans l’exploitation des travailleurs forcés ouïghours. Entretien avec l’eurodéputé, qui se félicite de la création d’un « mouvement d’opinion » né des réseaux sociaux en lesquels il voit un « potentiel démocratique immense ».

Au début de l’année 2020, l’organisation australienne Aspi a identifié 83 marques internationales qui bénéficient de la mise en esclavage des Ouïghours en Chine. Face à cette mise en cause, il n’y a pas eu de réaction, ni dans l’opinion publique, ni de la part des marques ou très peu. On a décidé, après quelques mois de silence assourdissant, de lancer une campagne publique visant à interpeller ces marques et à exiger d’elles qu’elles modifient leurs chaînes de production pour ne plus être bénéficiaires de la mise en esclavage d’un peuple. On parle de marques mondialement connues, depuis Adidas* jusqu’à Nike, en passant par Apple, Mercedes ou Lacoste. L’idée est de montrer que le public peut avoir une influence sur ces marques qui cultivent justement leur ‘branding’, leurs noms, qui font des pubs humanistes qui expliquent qu’elles ont des valeurs, des principes et qui, dans le même temps, bénéficient via leurs fournisseurs de la réduction en esclavage d’un peuple. On a voulu montrer que le public pouvait avoir une influence sur la chaîne de production de ces multinationales qui fuient toute forme de responsabilité en se déchargeant sur leurs fournisseurs ou leurs filiales.

C’est aussi une façon efficace de mettre en lumière la situation des Ouïghours en Chine que de s’attaquer à ces grandes marques, connues de tous ?

Pour les gens, le Xinjiang peut sembler extrêmement loin et les Ouïghours, des massacrés oubliés à l’autre bout de la planète. Mais des Nike, Adidas, des iPhone, des chemises Zara ou des tee-shirts H&M, c’est très proche, on en achète, ça fait partie de notre quotidien. Et donc connecter les deux, un crime contre l’humanité passé sous silence à des milliers de kilomètres de chez nous et des marques qui sont parties prenantes de notre quotidien, c’est vrai que ça permet de mettre la lumière sur ce crime contre l’humanité qui dure depuis plus de trois ans maintenant et qui avait jusque-là rencontré l’indifférence et le silence du monde. L’idée, c’est de montrer que la structure même de la globalisation fait qu’un crime commis à l’autre bout de la planète peut être partie prenante de la chaîne de production de nos objets du quotidien, donc il y a une responsabilité du consommateur et surtout, évidemment, de la marque productrice qui emploie des esclaves.

« Cette campagne est un rappel à la responsabilité et elle se traduit aussi dans un travail législatif au Parlement européen »

Les marques sont-elles à chaque fois au courant de ce qui se passe dans leur chaîne de production ? 

Elles sont au courant que leur ‘business model’, qui est la recherche du plus bas coût à tout prix, peut entraîner ce type de violation des droits humains ou des droits sociaux ou environnementaux. C’est ce qu’on appelle le devoir de vigilance, c’est-à-dire qu’elles sont obligées d’être responsables de la chaîne de production qui assure leur fortune. Jusqu’à aujourd’hui, la globalisation s’est construite sur une pyramide d’irresponsabilité. La marque centrale cherche le plus bas coût et se défausse ensuite de toute responsabilité sur des fournisseurs. Il y a une responsabilité à établir. Cette campagne est un rappel à la responsabilité et elle se traduit aussi dans un travail législatif au Parlement européen. Je suis rapporteur pour la Commission DROI [droits de l’Homme, ndlr] de la législation sur le devoir de vigilance.

Qu’est-ce que c’est, le devoir de vigilance ? C’est le fait que la maison-mère d’une multinationale doit être responsable juridiquement, pénalement de l’ensemble de sa chaîne de production. Et si elle ne peut pas prouver qu’en réalité, son fournisseur chinois n’exploite pas des esclaves, elle doit cesser les relations avec son fournisseur chinois parce que sinon, elle devient responsable du comportement qui viole les droits humains les plus élémentaires de son fournisseur chinois.

C’est un changement d’attitude qu’on essaie de pousser à la fois par la loi et par la prise de conscience sur les réseaux sociaux et dans l’opinion publique. Un changement d’attitude complet vis-à-vis de la globalisation, c’est-à-dire que finalement, on ne peut plus fuir ad vitam aeternam devant ses responsabilités quand le ‘business model’ même qui assure notre fortune produit à l’autre bout du monde des violations des droits humains, sociaux, environnementaux. Il y a une forme d’externalisation des droits comme les grands groupes capitalistes ont externalisé la production. Il faut que les droits soient aussi externalisés que la production.Le député européen Raphaël Glucksmann, au centre, au Parlement européen, le 28 novembre 2019 à Strasbourg.Le député européen Raphaël Glucksmann, au centre, au Parlement européen, le 28 novembre 2019 à Strasbourg. Crédits : FREDERICK FLORIN – AFP

Quelles marques vous ont répondu ? 

Il y a une immense différence entre Adidas ou Lacoste qui ont reconnu le problème et qui se sont engagés à cesser toute relation avec des fournisseurs chinois qui bénéficiaient de la mise en esclavage des Ouïghours, et une marque comme Nike qui ne reconnaît pas le problème et fuit devant ses responsabilités. On a aussi maintenant des marques qui nous contactent de manière proactive. C’est le cas, par exemple, de Calvin Klein ou Tommy Hilfiger qui se sont engagés à cesser toute relation avant même qu’on lance la campagne publique. Cela montre l’impact immense de ces mouvements sur les réseaux sociaux, des mouvements de consommateurs, des gens qui menacent de boycott les marques qui refuseraient de jouer la transparence, mais aussi la nécessité d’une législation globale, parce qu’on a bien conscience des limites d’une telle campagne : il y aura toujours des marques qui échapperont à notre vigilance, à la pression du public, qui jugeront que finalement, elles peuvent tout à fait s’en sortir avec une mauvaise image. Ce qu’il faut, c’est que tout soit systématisé, légalisé et que ce soit la puissance publique qui oblige les grandes boîtes internationales à responsabiliser leurs chaînes de production.

La direction monde de Zara nous a invité à aller discuter en Espagne, au siège. Pour des raisons de santé publique, en Espagne ce n’est pas possible, donc on attend la levée des interdictions liées au Covid-19. On a déjà commencé les échanges à distance et leur réponse est encore insuffisante. On n’est pas du tout en train de crier victoire. De toute façon, une fois que des marques s’engagent à cesser toute relation avec leur fournisseur chinois, il faut ensuite qu’on ait un comité de vigilance qui suive […] que ce ne sont pas juste des engagements pour calmer les jeunes sur les réseaux sociaux, mais que cela se traduit dans les faits avec une rupture des contrats. Cela prend du temps. On a besoin que la puissance publique fasse ce que font aujourd’hui les jeunes sur Instagram ou sur Twitter.

On se rend compte à quel point les directions de ces grandes multinationales sur lesquelles on pensait ne pas avoir prise sont sensibles et inquiètes face à un mouvement d’opinion qui les met en cause.

Avez-vous l’impression, vu l’ampleur que cela prend sur les réseaux sociaux, de moins crier dans le vide sur ce sujet ?

Cela montre qu’aucun cri d’indignation n’est inutile. Même si on a l’impression de prêcher dans le désert, de voix en voix, de cri en cri, on arrive à constituer un mouvement. Et là, c’est un mouvement qui s’est constitué sans les grands médias traditionnels, sans les partis politiques, sans les grandes organisations syndicales. C’est vraiment né spontanément sur les réseaux sociaux. Il y a un potentiel démocratique immense dans ces réseaux qui, par ailleurs, peuvent entraîner des choses catastrophiques aussi.

D’autre part, cela montre aussi que les jeunes qu’on dit parfois apathiques politiquement, qui ne s’intéressent pas et qui ne s’engagent plus dans les partis politiques, sont avides justement d’engagement et d’autres formes d’engagement. Quand on leur demande d’être acteurs, ils répondent présents. Ils ont besoin d’être considérés non pas comme des récepteurs du discours politique mais comme des acteurs, et c’est ce qui fonctionne dans cette campagne-là. Chacun, en partageant, en ‘taguant’ la marque, apporte sa pierre à l’édifice. Cela crée un mouvement d’opinion.

On se rend compte à quel point les directions de ces grandes multinationales sur lesquelles on pensait ne pas avoir prise sont sensibles et inquiètes face à un mouvement d’opinion qui les met en cause. Il y a quelque chose qui se noue qui est vraiment la politique au sens noble, c’est-à-dire la décision d’acteurs citoyens de travailler ensemble et de changer un système qui mène à des crimes contre l’humanité.

Sait-on précisément combien de Ouïghours sont forcés à travailler dans ces usines ? 

Cela se compte en centaines de milliers, mais comme c’est probablement après la Corée du Nord la région la plus opaque du monde, on n’a aucun chiffre précis. Évidemment, les autorités chinoises n’ouvrent pas les portes de ces usines. On sait que des centaines de milliers de Ouïghours ont été déplacés depuis le mois de janvier pour aller travailler dans d’autres régions de Chine. Ils sont arrêtés, parqués dans des camps et ensuite utilisés comme réserves humaines en fonction de la demande. On sait qu’il y a des détenus ouïghours qui ont été amenés à travailler à la production des masques dont on manquait tant partout dans le monde [pendant la crise sanitaire, ndlr]. On a là ce que Staline qualifiait de matériel humain, c’est-à-dire des êtres humains sans droits, envoyés pour produire nos chaussures, nos marques, nos chemises ou nos téléphones. C’est un système qui s’est complètement mis en place depuis 2013, où les Ouïghours sont déportés dans des camps non pas pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont. Parce qu’ils sont musulmans, parce qu’ils sont Ouïghours, parce qu’ils ont leur langue, leur identité. Ils sont visés en tant que peuple et mis à disposition de la demande mondiale. Et même mis à disposition de la demande mondiale d’organes. On sait que ces camps chinois sont aussi des réserves à organes.

Au niveau juridique, où en est-on maintenant ? 

Aujourd’hui, il y a des législations très différentes à l’échelle européenne. La France a une loi sur le devoir de vigilance. Des pays comme la Hollande ont des lois parcellaires sur le devoir de vigilance, par exemple sur le travail des enfants ou le travail forcé. On essaie de faire une législation européenne à l’échelle du continent qui harmonise les différentes lois nationales pour qu’il y ait bien une responsabilité de chaque firme européenne sur l’ensemble de la chaîne de production […].

On verra que les comportements vont changer le jour où on pourra exiger que le patron d’une multinationale comme Zara, par exemple, fasse face à la justice. S’il y a une violation chez ses fournisseurs ou chez ses filiales des droits humains ou des droits sociaux, on verra qu’ils vont commencer réellement à réfléchir à leur chaîne de production. Jusqu’ici, en réalité, tout repose sur la volonté éthique des consommateurs. Il y a vraiment un appétit dans le public pour un changement des méthodes de production. On ne veut pas être responsable ou coresponsable en achetant une chemise ou une paire de chaussures de la mise en esclavage de détenus politiques en Chine ou de prisonniers Ouïghours dans le Xinjiang. On a besoin d’un changement de paradigme dans la manière dont s’est structurée l’économie globale.

Êtes-vous en faveur de peines de prison pour ces entreprises ? 

Ce qui est certain, c’est que si l’on veut changer de système, il faut qu’il y ait une responsabilité pénale. Il faut que le patron d’Adidas ou le patron de Zara puisse se retrouver face à la justice et être rendu responsables des crimes qui sont commis tout le long de sa chaîne de production. C’est la seule manière de responsabiliser ces acteurs-clés de l’économie mondiale. Si on n’arrive pas à faire ça, les choses resteront en l’état. On pourra parler autant de temps qu’on veut de relocalisation, de lutte contre la globalisation sauvage, tant qu’il n’y aura pas de responsabilité pénale, il n’y aura pas de refonte de ces chaînes de valeur, de ces systèmes de production qui sont si bénéfiques en termes d’argent et de fortunes créées. C’est tout le débat qu’il va y avoir au Parlement européen. Aujourd’hui, aucun parti politique n’ose dire qu’il s’oppose au devoir de vigilance des entreprises. Par contre, le nœud du problème, là où il y aura le débat, c’est le type de responsabilité entraîné par les violations des droits humains, sociaux ou environnementaux sur une chaîne de production. Il faut que cette responsabilité soit pénale. Après, ce n’est pas moi qui vais dire ‘il faut que ce soit tant d’années de prison’ ou ‘tel type de responsabilité pénale’. Les cours de justice devront trancher.

*Adidas affirme que le groupe « ne s’est jamais approvisionné en produits provenant du Xinjiang. Les normes de travail d’adidas interdisent strictement toutes les formes de travail forcé, et s’appliquent à toutes les entreprises de notre chaîne d’approvisionnement. Le recours au travail forcé par l’un de nos partenaires entraînera systématiquement la résiliation du partenariat. »