Abduqadir Jalalidin: le poème échappé des camps chinois
Slate, 29.11.2020
L’article ci-dessous a été publié dans Slate,Photo: YouTube
Le 29 janvier 2018, la police chinoise fait irruption au domicile d’Abduqadir Jalalidin. Une cagoule noire est placée sur sa tête, et Jalalidin disparaît. Le lendemain, c’est son épouse, Jemile Saqi, qui est emportée. Tous deux ont été transférés dans ce que les autorités appellent des «camps de rééducation politique», en réalité des camps de concentration pour les Ouïghour·es, une minorité musulmane principalement installée dans la région du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine. Depuis 2014, on estime qu’entre un et trois millions d’Ouïghour·es (mais aussi des Kazakh·es, Kirghizes, Ouzbèk·es et Tadjik·es) ont été enfermé·es dans ces camps.
Écrivain et philosophe, Abduqadir Jalalidin était professeur à l’Université Normale du Xinjiang, où il enseignait la poésie médiévale d’Asie centrale. Lui-même poète, il travaillait à la préservation et à la transmission de la culture et de l’identité ouïghoures, que le gouvernement chinois cherche aujourd’hui à éradiquer, en persécutant les corps dépositaires de cette mémoire collective.
Plus personne n’a entendu parler de Jalalidin après son arrestation. Et puis, cet été, «le silence s’est rompu». «Même dans les camps, ai-je appris, mon ancien professeur avait continué à écrire de la poésie. D’autres détenus avaient gardé en mémoire ses nouveaux poèmes, et avaient réussi à transmettre l’un d’entre eux au-delà des portes du camp», raconte Joshua L. Freeman, ancien étudiant du professeur désormais historien et traducteur de poésie ouïghoure.
Ce poème, intitulé «Yanarim yoq», «Sans chemin de retour», donne voix au désastre du peuple ouïghour. Le New York Times a publié dans ses pages la traduction anglaise qu’en a donné Joshua L. Freeman, ainsi qu’une vidéo de l’ethnomusicologue, réalisatrice et danseuse Mukaddas Mijit, qui en propose une récitation. Nous en publions ici une version française, traduite avec l’aide du Dr. Waris Janbaz.
Sans chemin de retour
Je suis seul dans un coin, sans mon amour,
Je fais des cauchemars, sans mon amulette,
Je suis sans autre désir que de rester en vie,
Mes pensées silencieuses me tourmentent et me laissent impuissant.
Qui étais-je autrefois, que suis-je devenu, je ne peux le savoir,
À qui pourrais-je raconter les désirs de mon cœur, je ne peux le dire,
Je ne saurais deviner le tempérament de mon destin,
Ô mon amour j’ai envie d’aller vers toi ; je ne peux le décider.
À travers les fissures et les brèches, j’ai regardé les saisons changer,
Pour avoir de tes nouvelles j’ai cherché en vain les bourgeons et les fleurs,
Jusqu’à la moelle de mes os j’ai brûlé d’être avec toi,
Quel type d’endroit est-ce, avec un aller, sans chemin de retour.
Garder mémoires
Plus qu’un témoignage, le poème échappé de l’horreur révèle la persistance d’un monde qui a «survécu à son propre déclin», comme l’écrivait Adorno dans ses Modèles critiques. La poésie ouïghoure fait œuvre aujourd’hui de résistance culturelle, et acte de survie.
Bien avant les camps, elle faisait déjà partie de la vie quotidienne. Transmise aussi bien par tradition orale qu’écrite, la poésie ouïghoure a souvent été mobilisée à travers l’histoire, comme ciment communautaire: au moment des révoltes anti-impérialistes contre la dynastie Qing, tout comme au moment de la Révolution culturelle, lors de laquelle les intellectuel·les et figures publiques ouïghoures furent emprisonnées et virent leurs écrits être brûlés.
Ce n’est qu’à partir des années 1980 que la culture ouïghoure a pu retrouver un timide essor, notamment par le biais de récitals et d’enregistrements, et d’un travail de collecte mené par des chercheurs et chercheuses désireuses de préserver cet héritage séculaire.
Cette respiration aura été de courte durée. Aujourd’hui, alors que la Chine de Xi Jinping enferme une partie de sa population dans des camps, lance des campagnes de stérilisation massive visant les femmes issues d’ethnies musulmanes, rase des mosquées et interdit les livres ouïghours, cette poésie se retrouve, à nouveau, dépositaire des mondes en faillite.
«Le monde a beaucoup à apprendre d’une culture qui a fait de l’art son antidote à l’autoritarisme. Derrière les barbelés et les tours de garde, mon ancien professeur nous a rappelé que nous ne devons pas rester silencieux pendant que cette culture est anéantie», estime Joshua L. Freeman. Il revient désormais aux passeurs de faire leur office.