Ouïghours de Chine, l’effacement program
france culture, 06 Novembre 2020
L’article ci-dessous a été publié par france culture, photo france culture.
Depuis son intégration définitive à la République Populaire de Chine, en 1949, la minorité turcophone et musulmane ouïghoure de la province du Xinjiang subit la domination de l’ethnie majoritaire chinoise Han. Mais depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2013, la politique d’assimilation a viré à la répression à grande échelle. Au nom de la défense de l’emploi, et de la lutte contre le terrorisme islamiste, au moins un million de musulmans ont été internés dans des « camps de rééducation ». Torture, viols, stérilisations, apprentissage forcé du chinois… ces atteintes aux droits humains, documentés par des chercheurs et des journalistes, ont longtemps été passées sous silence.
« Depuis des années, le monde assiste à un crime contre l’humanité, et depuis des années la communauté internationale laisse faire », déploraient dans une tribune, fin septembre, des intellectuels, acteurs et responsables politiques européens. Et ils réclamaient le lancement de commissions d’enquête par les organisations internationales. Les Etats-Unis ont récemment décidé de bloquer des produits issus du travail forcé des Ouïghours et l’Union européenne veut envoyer des observateurs dans la région. Mais à chaque critique, Pékin dénonce des « inventions » ainsi que l’ingérence dans ses affaires internes.
Alain Lewkowicz a recueilli des témoignages de Ouïghours pour France Culture. Il nous explique l’origine de ce « Grand reportage ».
« La première fois que je me suis intéressé aux Ouïghours, c’était en octobre 2005. Je travaillais alors sur la question de l’Islam en Chine pur un documentaire intitulé « Mao et Mahomet ». Sous les conseils avisés d’Elisabeth Allès, grande spécialiste des musulmans chinois, je m’étais rendu dans la province du Henan à la rencontre des Huis, des Hans convertis à l’islam, une des cinquante-six minorités ethniques que compte la Chine – un peu plus de dix millions de personnes. J’y rencontrait un Islam moderne enseigné par les première femmes imams au monde qui étaient pour l’avortement et l’égalité entre les hommes et les femmes.
De retour à Pékin, je me précipitais à l’université centrale des Minorités au nord-est de Pékin dans le district de Haidian pour y faire un entretien consacré aux Musulmans avec le doyen de cette prestigieuse faculté. Un jeune homme m’aborde, s’inquiétant de savoir si j’étais perdu et si j’avais besoin d’aide. Il n’était pas Han, l’ethnie chinoise majoritaire qui représente plus de 90% de la population. Il avait vingt ans, s’appelait Ahmat, musulman turcophone. Il se présentait comme prince ouighour du Turkestan Oriental, province que les Chinois appellent le Xinjiang, littéralement « la nouvelle frontière », la région autonome ouïghoure, située à l’extrême ouest de la Chine. Sa « Terre natale ». Un pays fantasmé, sublimé tant ses souvenirs étaient lointains puisque ses parents s’étaient installés à Pékin lorsqu’il avait à peine cinq ans. Il n’y était jamais retourné mais il serait volontiers mon guide si je décidais de parcourir les près de 4 000 km qui nous séparaient de sa ville originelle, Kachgar, carrefour des anciennes routes de la soie et berceau de la culture ouïghoure. En attendant, la nuit tombait et il m’invitait à rompre le jeûne du ramadan à Xuanwu, du côté de la plus ancienne mosquée de la ville, la mosquée de la rue du bœuf. Dans les effluves et les parfums de fondues d’agneau, de moutons ou de brochettes pimentées se bousculaient Huis, Ouighours, Ouzbeks, Kazakhs et Mongols dans un espace qui se réduisait comme une peau de chagrin. Pékin faisait peau-neuve en vue de l’organisation des JO de 2008. Des pans entiers de ce vieux quartier musulman de Niujie disparaissaient, laissant place à des avenues surdimensionnées bordées de building à l’image de ce que devait être la « Chine de demain ». Mais Ahmat était confiant. Il me montrait fièrement au fil de notre déambulation, là une mosquée, ici un salon de thé musulman, une librairie où l’on trouvait des corans « made in Pakistan », un supermarché halal « qui pourrait bien devenir une chaine connue dans le monde entier ». Nous nous attablions enfin dans une salle de restaurant bondée où, à ma grande surprise, une serveuse voilée en robe traditionnelle ouïghoure, me proposait une bière. « Ici c’est halal mais on vend de l’alcool pour faire des affaires avec les Hans », m’expliquait Ahmat qui ne pouvait toutefois s’empêcher de se méfier d’eux. « Ils n’aiment pas trop les gens différents. Ils ne croient en aucun dieu et veulent que nous fassions pareil. Ils pensent qu’avoir la foi, c’est stupide », me chuchotait-il. Il me relatait l’histoire immémoriale des Ouighours et du Turkestan Oriental, territoire définitivement intégré à l’Empire du Milieu à la fin du XIXe siècle mais qui avait connu l’indépendance, en 1933 pendant un an et de 1944 à 1949, année marquée par le début de la colonisation chinoise. Funeste époque puisque toute l’élite politique ouïghoure d’alors allait disparaître au-dessus de la Mongolie, dans le crash de l’avion qui devait la mener à Pékin où Mao l’avait convié. Un tragique accident ? Puis il me racontait la disparition de près de quinze mille intellectuels, artistes, professeurs, imams, de tout le gotha culturel et économique de son pays au cours de la Révolution Culturelle et ne cessait de me parler de son rêve de voir renaître, un Turkestan Oriental libre et indépendant dans lequel sa famille princière retrouverait sa splendeur d’antan. Candeur de jeunesse ? N’avait-il pas pris la mesure de ce qui se jouait et qui s’accentuait depuis les attentats du 11 septembre 2001 ? Le Xinjiang région frontalière du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan, de l’Afghanistan et du Pakistan, devenait une zone à risques où Pékin mettait en pratique sa version de la politique de lutte contre le terrorisme international : répression, acculturation et déculturation, sinisation à marche forcée de cette province grande comme trois fois la France, et de ces douze millions de Ouighours.
Après ce diner, je n’ai plus jamais revu Ahmat. Son téléphone ne fonctionnait plus et sans son nom de famille, le rechercher à la Fac était mission impossible. Est-il rentré dans sa province ? Fait-il partie de ces un à treize millions de Ouïghours enfermés arbitrairement pas Pékin dans ces camps construits dans le Xinjiang depuis 2017 ? »